Ecrans

Les écrits connectés ou comment parle-t-on via les écrans numériques ?

Posté le par le français dans le monde

Par Corinne Weber, Professeure des universités en sciences du langage à l’Université Sorbonne-nouvelle-Paris 3.  Elle est spécialiste en didactique de l’oral.

Hey ! T motivée pr voir la mer ce we ? 🙂 via un SMS écrit par A. Les écrits connectés Cc, tu fai kwa ctaprem ? ou comment nos valeurs sociolangagières sont bousculées ? Jamais nous n’avons autant recouru à l’écriture massive pour échanger. Depuis que les environnements numériques[1] envahissent notre quotidien, pouvons-nous imaginer un instant écrire sur Facebook ou via simple messagerie SMS selon nos règles de l’orthographe systématique ?
Les mouvements de langage et de communication ont évolué de façon exponentielle avec nos technologies numériques. Je propose ici de porter un regard sur la manière dont ces formes s’actualisent dans la société d’aujourd’hui, comment notre rapport à l’écrit s’est reconfiguré pour se rapprocher d’une conversation parlée, troublant nos valeurs.

 On écrit comme ça vient, comme on parle
On écrit comme ça vient, comme on parle (sur les smartphones, tablettes, ordinateurs) déclare cet adolescent de 15 ans lors d’un entretien sur cette problématique. Ces objets d’échanges servent de cadre d’observation de toutes les micro-formes ou technodiscours (M.A. Paveau 2015[2]) de langage(s) que les usagers cherchent à représenter. Je dis bien représenter, car en écrivant l’usager cherche à reproduire via l’écran comme il parlerait en situation réelle. Le rôle du chercheur n’est donc ni de les juger ni de les survaloriser. Les formes recueillies sont prises dans leur contexte social de réalisation (conversation entre amis, échanges, débat sur un thème donné, auprès de jeunes de 15 à 25 ans (environ 5000 occurrences). Les résultats observés de ces « données naturelles » se manifestent à différents niveaux (comme l’intonation, l’accentuation, la prononciation (phonétique/orthographique) et leur syntaxe (Wachs et Weber, 2013 ; 2021).
Quelques illustrations rendent compte ici comment s’effacent les frontières entre les règles de l’écrit et les usages connectés, et quelles libertés s’accordent les usagers sur la toile via le clavier interposé (il y a personne pour dire qu’il y a des fautes). Aujourd’hui, les écrans conditionnent des changements de comportements en langue et il est intéressant de les observer.

Un écrit décomplexé, libre et à portée de clic, entrautre koi
Notre société de la vitesse et de l’efficacité transmet les messages de manière rapide et économique, avec des abréviations, réductions de mots ou de pronoms, réduits à un signe ou un symbole  (g pour j’ai; T pour t’es (tu es) alé en cours), on cherche à rendre compte de l’enchaînement (entrautre koi), de la syllabation réduite à son minimum (C pr svrsi tu pouvé – pour savoir si tu pouvais), les signes de ponctuation (virgules et points propres à l’écrit) sont absents et supplantés par des émoticônes ou des marques exclamatives par les lettres (Wouaaaaaa !) à une utilisation fréquente des points de suspension pour signifier que la conversation peut continuer.
jv savoir si tupvais me passer le cours. L’usager emploie des structures parlées tout en utilisant les signes de l’écrit du clavier, reproduit la syntaxe ordinaire ou familière et cherche à représenter les intonations comme dans un échange en temps réel.
C’est le cas des salutations : l’ouverture se fait par : Hello », coucou (cc), slt T bi1 rentré / salut t’es bien rentré. Les créations lexicales sont variées, les hybridations diffuses, c’est-à-dire entre forme écrite/forme orale), les formes stigmatisées (je kiffe trop, quelle tuerie ! pour parler d’un bon plat) sont aujourd’hui courantes auprès des jeunes. Ils cherchent à écrire et exhiber la langue telle qu’elle est prononcée, un aspect propre à l’arrivée des téléphones portables (smartphones). Par exemple, les unités de sens (plutôt que les phrases) sont transformées (des liaisons reproduites ché pas/ je ne sais pas, avec des assimilations configurées plus courtes (si TT ps la ché pas ske jferé / si tu n’es pas là je ne sais pas ce que je ferai), observons que la réduction du nombre de syllabes passe de quatorze à neuf comme c’est le cas à l’oral.

Apprendre à donner du sens à la diversité des langages
Ces formes de langage ne constituent pas une nouvelle norme car elle s’inscrit dans le continuum de nos pratiques écrites. Mais elle ne doit pas devenir source de confusion auprès des jeunes scolarisés. Oui mais comment ? Les éducateurs, les parents et les enseignants peuvent aider à comprendre les changements de langage en ramenant à la conscience des apprenants, dans quel contexte la norme de l’écrit est de rigueur (et obligatoire) et dans lequel parole représentée, virtuelle, privée, libre et décomplexée peut être déployée. Rappeler par exemple qu’il faut dissocier les contraintes des cadres formels de l’écrit normé, comme celles de la parole standard en situation publique et avec des interlocuteurs avec lesquels il n’y a pas de proximité, ne plus rester implicite, c’est là une manière d’apprendre à donner sens à la diversité langagière. Les étudiants à l’université disposent d’un forum de leur cours (dédié aux échanges des étudiants), mais créent des groupes Whats’app pour s’octroyer leur espace de liberté (là tu vois on peut écrire toutes les conneries – sur le forum on prend cher si le prof va lire) plus intime encore.

 Des espaces de partage d’expression des émotions
Qui peut affirmer ne jamais ponctuer un texto, valider (liker) un message numérique par un symbole (😃) ou simplement par une marque de ponctuation exclamative (trop cool !!!!!!), en redoublant les lettres (j’ai réussiiiiiiiii) ? Internet porte avec lui nos échanges qui sont hautement affectifs (amicaux, amoureux), de colères ou de craintes qui sont parfois plus faciles à exprimer par écrans interposés qu’en face-à-face. Les jeux de déconstruction/reconstruction de la langue sont au service de la proximité ou de la connivence reflétés par les signes orthographiques et les émoticônes.

Ces créations sont exhibées avec force et la coopération sociale revisitée dans sa forme est un marqueur d’identité actuel clairement assumé, surtout par les jeunes. Si les relations de face à face sont influencées par l’intonation, le rythme de parole, les mimiques ou les gestes, les écrits connectés tentent également de représenter leurs effets : chai po ; pauf’type ; jtadore ; Tm ; fais chhhhhh)

Pour une didactique vivante de la langue : la translittératie à l’épreuve
L’irruption de ces nouveaux contextes et formes de communication (interpersonnels, coopératifs, ludiques ou agressifs) sont à voir comme des écosystèmes d’usages (Wachs&Weber 2020) à l’image de la métamorphose des usages sociaux contemporains. Nous sommes donc au confluent des questions autour des modèles de transmission et des stratégies de contrôle. À la question posée plus haut : peut-on évincer ces conduites dans les apprentissages alors qu’elles sont omniprésentes, je dirais que les ignorer pourrait être une façon d’alimenter la stigmatisation normative qui suscite rejet ou blocage, car la variété des outils se généralise dans la société et dans les institutions. Ainsi, s’accorder à mener une réflexion sur l’état de la langue, les conduites variées, socialement situées, c’est la nourrir de ses valeurs, les rendre viables pour chacun et sans tensions et sans insécurité linguistique. La translittératie – à entendre comme la capacité à exploiter à des fins de lecture, d’écriture et de communication, une variété d’outils et de supports – fait partie de cet enjeu.

Jouer avec les outils et la langue, comment faire ?
Pour terminer, comment procéder concrètement ? En jouant sur la pertinence sociale (et normative) en fonction du cadre d’énonciation, en mettant en correspondance ces écrits avec d’autres formes, plus surveillées (ou standard) elles feront sens, parce que les règles en sont claires (on pense aux significations sociales) et le partage des valeurs respecté. Plus que jamais, notre langue s’octroie un statut variable et ce, dans le temps long, car même si la langue a toujours revendiqué sa valeur normative (et continue de le faire dans les écrits formels), une transformation des consciences est en train de se dessiner entre valeurs et groupes sociolangagiers ; c’est là une façon aussi de donner sens au temps actuel des langages.

Paveau M.-A. (2019), « Introduction. écrire, parler, communiquer en ligne : nos vies sociolangagières connectées ». Langage et société 167, 9-28.

Wachs S., Weber C. (2013b), « De l’écrit numérique à l’écrit scolaire : quelle perception de la norme du français par des élèves adolescents en difficulté scolaire ?», Galligani S., Wachs S., Weber C. (dir.), École et langues. Difficultés en contextes, Paris, Ed. Riveneuve, Actes académiques, Série « Langues et perspectives didactiques », 93-135.

Wachs S.. & Weber C. (Dir.), (2021, Ecrits connectés, nouvel écosystème, nouvelles normes : questions épistémologiques, Langues et pratiques numériques : nouveaux repères et nouvelles normes en didactique des langues ? Recherches & Application, Le français dans le monde, 69, 46-66. https://hal-univ-paris3.archives-ouvertes.fr/hal-03205931

[1] Le terme numérique comprend les outils, réseaux, usages et activités humaines fondés sur ces instruments et réseaux (Dubasque 2019 : 17–22).

[2] L’auteure détaille les stratégies d’écriture et d’énonciation via les réseaux d’expression et d’évolution des pratiques

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