Bernard Cerquiglini – « Le français féconde l’anglais, et ils se fondent, se mélangent »

Posté le par le français dans le monde

« La langue anglaise n’existe pas. » C’est du français mal prononcé. Une affirmation avec une pointe de provocation et d’humour bien dans le style de Bernard Cerquiglini. Mais aussi une vérité plus profonde, celle de l’érudit. Quelle est la part de l’humour et de la provocation et quelle est la part d’érudition, le moment est venu de démêler les fils. Entretien.

Propos recueillis par Yvan Amar

Bernard Cerquiglini, vous venez de faire paraître un essai intitulé de manière provocante et malicieuse La langue anglaise n’existe pas – C’est du français mal prononcé. Vous revenez sur l’histoire de l’anglais et vous éclairez la fusion du saxon et du français médiéval. Comment peut-on dater cette période ?

Tout cela s’est passé entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIVe. Mais les linguistes ne s’intéressent en général qu’à la première partie de cette période. Or la seconde, né­gligée, est tout à fait passionnante.En 1066, Guillaume de Normandie défait le roi Harold à Hastings et conquiert l’Angleterre. On a donc d’abord une situation coloniale classique, verticale ; une aristocra­tie normande se partage les fonc­tions du pouvoir, et le bilinguisme imposé a des effets évidents sur la langue en usage. Le français est la langue religieuse, juridique, militaire, et celle du gouvernement féodal. On comprend ainsi que l’anglais est un musée de l’ancienne langue française. Cette première époque se termine vers 1260, lorsque cesse la transmission maternelle du fran­çais. Le siècle et demi qui va suivre propose une situation très origi­nale : le français est langue seconde, appris à l’école, mais reste celle du commerce, de la foi, du gouverne­ment et de l’administration. Le grand écrivain Chaucer est directeur des douanes, et il les dirige en français ! Bon nombre de mots français vont devoir passer en anglais. Para­doxe : le français rayonne alors qu’il n’est plus langue maternelle. À cette même époque on invente la grammaire française. Les premiers manuels, les premiers traités d’or­thographe apparaissent, de même que le mot françeis pour désigner la langue. Jusque-là, on parlait de lingua romana rustica, par exemple au Concile de Tours, puis de ro­manz. Philippe de Thaon, dans son Comput, parle, en Angleterre, de la « langue des Francs » ! Elle est donc d’abord désignée par un Anglo-Normand ! Tout ceci n’a rien d’éton­nant : la réflexion philologique s’est toujours développée aux marges d’une zone linguistique centrale, là où une certaine insécurité favorise un regard théorique sur la langue. Les premiers grands linguistes modernes francophones vivaient en Belgique, ensuite en Suisse.

La différence entre l’anglo-normand et le saxon recoupe-t-elle celle qu’on observe entre le gallo-romain et le gaulois ?

Oui plus ou moins. Le saxon reste une langue rurale, on en a un bon exemple avec la dénomination des animaux : le saxon parle d’ox ou de pig. Le français d’Angleterre de veal ou de pork : les bêtes qu’on élève sont nommées en saxon ; celles qui sont dans l’assiette du seigneur le sont en anglo-normand ! On en a un écho dans la première scène du roman historique de Walter Scott, Ivanhoë ! La grande différence entre ces deux histoires, c’est que le celte a disparu !

Comment expliquez-vous qu’un créole ne soit pas né de cette situation coloniale ?

C’est que les langues ont des fonctions différentes : le français féconde l’anglais, et ils se fondent, se mélangent – exactement ce qu’exprime le latin mergere.

Peut-être aussi parce qu’on a deux langues en présence, et non une langue dominante face à une multiplicité d’idiomes, interdisant une intercompréhension facile des populations dominées… ?

C’est vrai aussi, mais il ne faut pas exagérer l’unicité du saxon : il y a beaucoup de variations selon les régions où il est parlé.

Vous citez de nombreux mots d’origine française passés dans le vocabulaire anglais. Et parmi eux, certains m’ont surpris : war par exemple.

En effet, rien n’est plus germanique que ce terme. Il est d’origine francique mais a transité par le normand d’où il passe en anglais. De même le porridge ! Je l’ignorais mais ce mot, le plus british de tous, vient pourtant de chez nous : il se rattache semble-t-il à notre potage, auquel vient probablement se rajouter un peu de poireau ! Tout cela attesté par l’Oxford Etymological Dictionary qui est la Bible de tout linguiste anglicisant. Et le pedigree alors ! Aurait-on dit qu’il venait de France ? C’est pourtant le cas : les arbres généalogiques étaient parfois représentés sous des formes étonnantes, parfois de volaille. Et les origines se retrouvaient dans les pattes de la grue ! Voilà comment le pied de grue, avant d’être associé à une attente agacée, évoque une généalogie ancienne, attestée et prestigieuse.

Vous consacrez également un chapitre à la phonétique historique, c’est-à-dire à l’évolution de la prononciation, la transformation des voyelles, des consonnes, des groupes de lettres : une discipline un peu incertaine, qui compare l’écrit à un oral supposé. En quoi ces évolutions permettent-elles de comprendre la formation de l’anglais moderne ?

Malgré ce flou relatif, la phonétique historique est aujourd’hui une discipline appliquée et solide. Et elle permet de comprendre comment se fabrique de l’anglais. À partir de la phonétique du normand, on observe des changements très réguliers qui nous éclairent sur la morphologie anglaise. La consonne initiale par exemple tombe souvent, ce qui nous donne vanguard à la place d’avant-garde, ou spy à la place d’espion. La place de l’accent tonique fait aussi comprendre comment une voyelle non accentuée, située entre deux consonnes peut disparaître : le -ou- de couronne s’éclipse, les deux consonnes se joignent et on obtient crown. Et lorsque l’anglais accepte un mot français, il y ajoute un fort accent tonique.

Vous évoquez aussi un phénomène bien connu : le ping-pong de part et d’autre de la Manche. De nombreux mots vont et viennent entre les deux langues, dans un mouvement pendulaire. Et parfois vous moquez la prononciation des anglicismes dans les bouches françaises.

C’est le cas du voucher par exemple, que j’aurais tendance à prononcer de façon totalement francophone, comme on dit boucher. Le latin, à partir du nom vox crée le verbe vocare qui signifie attester. D’où le voucher, en anglo-normand puis en anglais et en américain modernes, qui désigne un bon : il certifie que vous avez payé pour votre chambre d’hôtel ou votre passage sur un bateau. Prononcer le mot à l’anglaise est tout à fait saugrenu, mais presque tout le monde le fait, comme ce peut être le cas pour le bacon, le lard fumé. En revanche le challenge résiste. Le mot est très fréquent en ancien français dans le vocabulaire des tournois : il s’agit d’un défi. Et on l’utilise encore en français, pour nommer une célèbre compétition de tennis.Ces mouvements pendulaires nous font comprendre certains phénomènes de faux-amis – ces mots presque semblables dans une langue et dans l’autre, mais dont les sens diffèrent. Prenez le bachelier par exemple : en ancien français, c’est un jeune homme qui n’est pas encore chevalier, sans aucune référence à un statut marital. Mais le Godefroy, premier monumental dictionnaire d’ancien français qui paraît à la fin du XIXe siècle, mentionne deux occurrences du mot bachelier qui évoquent le célibat. Et dans les deux cas, il s’agit de textes écrits en Angleterre. On voit ainsi comment l’anglais adapte et modernise le normanno-français. On a donc avec ce XIVe siècle l’une des plus belles périodes de l’histoire du français, qui permet parfois de retrouver de lointaines origines, et tout un voyage linguistique. Le mail en est un bon exemple. Il nous fait remonter à la malle qui transporte le courrier, finit par le désigner et se concentre enfin sur l’idée du message qui prévaut aujourd’hui dans le monde informatique.

Et que pense le linguiste que vous êtes des nombreux anglicismes qui fleurissent en français ? Craignez-vous l’invasion ?

Ils sont nombreux, mais parler d’invasion est excessif. D’abord souvenons-nous que de nombreux anglicismes disparaissent sans laisser de traces. Le français moderne est un cimetière de ces mots morts dans l’indifférence générale. Le dancing et la surprise-party appartiennent au passé, comme l’adjectif fashionable qu’on trouvait chez Balzac et Baudelaire.En revanche on remarque que le suffixe –ing est intégré au français d’aujourd’hui. Et même productif : il permet de forger des mots inconnus de l’anglais – le fooding n’existe qu’en France !

Je suis donc optimiste pour l’avenir de notre langue, et j’ai envie de dire à nos concitoyens : « Soyez fiers de votre français ! Il est parfaitement équipé ! ». Le danger réside dans le désir d’anglicisme, dans les séductions de la mode, plus que dans l’anglicisation elle-même. Il faut avoir confiance, tout en restant vigilants : prononcer voucher à l’anglaise, c’est une allégeance atlantiste ! n

Aucun commentaire

Laisser un commentaire