Prathiba Kothandaraman : « J’ai tout le temps le sourire et j’aime insuffler de la joie en classe »
À 30 ans, Prathiba Kothandaraman n’est pas une Indienne comme les autres. S’écartant d’un chemin tout tracé, elle a su se dessiner une vie à son image, guidée par sa passion de la langue française. Le sourire en étendard, elle enseigne aujourd’hui le FLE à Chennai (Tamil Nadu), avec la conviction qu’une langue étrangère peut faire bouger les lignes.
Propos recueillis par Sarah Nuyten
Comme on dit en Inde, « Fais d’abord des études pour devenir ingénieur, et ensuite trouve ta passion et ton projet de vie ». C’est ce que j’ai fait ! Je suis ingénieure… Mais je suis aussi professeure de FLE, et c’est là ma vraie vocation. Il faut savoir que l’Inde a une relation particulière avec la langue française : même si on a tendance à l’oublier, notre pays a été colonisé par les Français et il reste des traces de ce passé, notamment dans les anciens comptoirs comme Pondichéry ou Chandernagor, où on parle beaucoup français. L’Inde est connue pour sa diversité linguistique : nous avons 22 langues officielles, 270 langues maternelles et 1 600 dialectes ! Malgré tout, le français y a trouvé sa place et c’est la langue que l’on apprend le plus après l’anglais. C’est une langue assez populaire et puissante, que beaucoup d’étudiants choisissent dans l’idée d’aller poursuivre leur cursus ou travailler dans un pays francophone. Le français a une image exotique, originale et cool. Moi je n’avais pas tout cela en tête lorsque j’ai découvert la langue de Molière.
C’était en 2009, j’avais 16 ans et j’aimais déjà beaucoup apprendre les langues en général, j’étais plutôt douée pour ça. J’ai choisi le français en deuxième langue – après l’anglais – et ça a été un coup de foudre. Durant mes études d’ingénieur, j’ai continué à étudier le français le week-end à l’Alliance Française de Madras. C’était dense, car le cursus d’ingénieur est déjà exigeant, mais je me suis accrochée car je sentais que le français m’appelait. Mes efforts ont payé, car avant même de finir ma licence en ingénierie, j’avais commencé à donner des cours de français, alors que je n’avais que 19 ans. Et une fois ingénieure, j’ai paradoxalement pu me consacrer au français ! J’ai travaillé dans des écoles privées et des universités, puis à l’Alliance française. Je me suis aussi inscrite en master de littérature française et ai passé un DU FLE à distance avec l’université du Mans, en France.
La littérature française comme miroir et exutoire
Cela a été un tournant dans ma vie. En étudiant le FLE, j’étais tombée amoureuse de la langue et de la culture française. Avec mon master de littérature, j’ai découvert une autre dimension du français. À ce moment-là, je vivais une période difficile, je me cherchais, je me questionnais beaucoup sur mon existence. La philosophie française m’a nourrie et apaisée, en particulier, Zadig, le conte de Voltaire, qui m’a beaucoup apporté. Voltaire est une lumière dans ma vie. J’ai aussi découvert l’existentialisme, Sartre et Beckett. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seule dans mes ques-tionnements et cela m’a rassurée. Je vis dans un pays où le machisme et le patriarcat dominent encore nos modes de vie et de pensée, alors lire Simone de Beauvoir et les autres écrivaines féministes m’a aussi fait beaucoup de bien. Dans la littérature française, je me suis retrouvée, comme dans un miroir.
Je ressens un fort sentiment d’appartenance à la France, j’ai presque l’impression d’être franco-indienne ! Parfois je pense comme une Française, mais en Inde, ça ne marche pas tellement… J’ai fait tant d’efforts pour apprendre cette belle langue que maintenant, je veux partager tout cela. Enseigner va de soi pour moi, tout comme continuer à apprendre. J’essaye d’être le plus accessible possible pour mes étudiants : je sais que la vie n’est pas simple pour tous, que beaucoup d’Indiens doivent faire face à des soucis et subissent la pression de réussir. Je comprends ces difficultés, car je les ai vécues. Et comme je crois beaucoup au concept d’équité, je m’adapte à chacun et je respecte les spécificités de mes élèves, que ce soit durant les cours particuliers ou lors des cours collectifs à l’Alliance française. Les apprenants sont de tous âges et viennent de tous les milieux : il y a des entrepreneurs, des ingénieurs, des jeunes qui veulent étudier en France, des chefs cuisiniers, des guides touristiques, des écoliers… Ma méthode est basée sur l’humour, j’ai tout le temps le sourire et j’aime insuffler de la joie en classe, dans le but de créer un espace sûr et confortable. J’adore entendre des rires durant mes cours. Je raconte mes anecdotes d’étudiante, les erreurs embarrassantes que j’ai pu faire et j’encourage mes étudiants à se tromper eux aussi, car c’est un formidable levier pour apprendre.
Le français, vecteur de puissance et d’affirmation de soi
J’ai eu la chance de travailler sept mois en tant qu’assistante de langue en France, à Colmar. J’ai aussi passé deux mois à Strasbourg. J’ai adoré vivre en France, c’est une manière passionnante d’approfondir la langue, mais aussi de mieux comprendre le pays. J’ai bien exploré la culture alsacienne, vu la Tour Eiffel, la Pyramide du Louvre, mais je dois absolument revenir car je ne suis pas allée au Mont-Saint-Michel, ni à Versailles. Je rêve aussi de découvrir les petits villages, de voir la fabrication de fromage, de faire la route des vins… La gastronomie française, il faut bien l’avouer, c’est aussi un coup de coeur ! Les fromages : comté, emmental, cantal, fromage de chèvre… Sans parler des pâtisseries, croissants pur beurre, madeleines ou bredeles au goûter. J’ai d’ailleurs gardé l’habitude de manger un dessert : en Inde cela ne se fait pas trop, mais maintenant ça fait partie de ma routine !
Grâce au français, je me sens plus puissante, cette langue m’a ouvert un nouveau monde.
Plus sérieusement, grâce au français, je me sens plus puissante, cette langue m’a ouvert un nouveau monde. Ma mère m’a élevée seule, je vis encore avec elle, j’ai 30 ans et je suis célibataire sans enfant. Je suis aussi la première fille de ma famille à avoir un master et à être partie travailler dans un pays étranger. C’est un symbole fort pour moi. En France, j’ai rencontré des couples qui ne veulent pas d’enfants ou ne veulent pas se marier. Et des femmes seules qui ne souhaitent pas être mère, qui affirment ce choix car il concerne leur corps. Je suis dans le même cas, et voir que cela est possible ailleurs a renforcé mes convictions. Ce sont des sujets très polémiques en Inde, où les traditions culturelles sont encore très ancrées : ici, si je dis à ma famille que je ne souhaite pas avoir d’enfant, c’est mal vu. Les femmes seules sont harcelées. Tout le monde pense que le bonheur passe forcément par le fait d’avoir une famille. Moi j’ai trouvé mon bonheur ailleurs. Comme l’écrit Voltaire dans Candide, « Il faut cultiver son jardin » : de mon côté, je cultive mon jardin dans la bonne humeur chaque jour auprès de mes étudiants, que je vois pousser et s’épanouir. Et en attendant de pouvoir repartir en France, lorsqu’elle me manque trop, je vais à Pondichéry manger un croissant au beurre !