Quand les sens éveillent le français
par Jeanne Renaudin
L’intégration des approches plurisensorielles dans les classes de jeunes apprenants est aujourd’hui largement plébiscitée. Cependant, ces démarches restent sous-utilisées dans les classes de FLE, révélant un paradoxe éducatif surprenant. Un rappel s’impose : éveiller les sens est essentiel, même en classe de français !
Lorsqu’on parle de démarches plurisensorielles, on fait référence à toutes les approches qui permettent d’engager l’apprenant à travers divers stimuli sensoriels, utilisant la vue, l’ouïe, le toucher, et parfois même le goût et l’odorat pour enrichir l’expérience d’apprentissage. Dans le cadre de l’enseignement du FLE aux enfants, ces approches visent à rendre l’apprentissage plus concret en associant des éléments physiques, kinesthésiques et sensoriels aux inputs linguistiques. Elles ne sont pas nouvelles : la Réponse physique totale, développée par James J. Asher (1) à la fin des années 1960, supposait déjà que les élèves apprennent une langue étrangère par le mouvement et l’action, répondant physiquement aux commandes verbales de l’enseignant, on supposait alors que l’engagement physique facilitait et rendait plus efficace la mémorisation.
Par la suite, dans les années 1980, la notion d’input compréhensible de Stephen D. Krashen(2), postulait que pour qu’une acquisition linguistique se produise, le langage reçu par l’apprenant devait être compréhensible mais enrichi (et rendu plus séduisant) par les supports plurisensoriels, tels que les images, les sons ou les interactions tactiles.
Les TICE changent la donne
Au début des années 2000, l’accent a été mis sur l’intégration des TICE dans les démarches plurisensorielles. L’utilisation de tableaux interactifs, de tablettes et de ressources en ligne, comme les vidéos et les applications éducatives, a commencé à transformer les pratiques de classe, permettant une immersion plus riche et variée dans la langue cible. Les années 2010 ont vu l’essor des réalités augmentée et virtuelle dans l’éducation, offrant des expériences immersives qui simulent des interactions en environnement réel.
Aujourd’hui, on peut supposer que les démarches plurisensorielles s’enrichissent de façon qualitative avec l’avènement de l’IA et de l’apprentissage adaptatif. En effet, les systèmes intelligents peuvent maintenant ajuster les contenus linguistiques en temps réel, en fonction des réponses des élèves, et pourraient donc sans doute aussi proposer des activités qui ciblent les besoins individuels en termes de style d’apprentissage sensoriel. Ces avancées signifient que les approches plurisensorielles ne seraient plus seulement une question de diversité des stimuli, mais aussi de personnalisation et d’adaptation aux profils d’apprentissage des élèves, rendant l’enseignement du FLE potentiellement plus efficace et engageant qu’auparavant.
Quelques pistes d’activités pratiques
Les démarches plurisensorielles impliquent, par conséquent, des activités comportant des actions physiques, des chants et des comptines qui combinent mélodie et parole, des jeux de manipulation d’objets pour associer vocabulaire et sensations tactiles, des projets d’artisanat pour suivre des instructions en français, ou encore des dégustations qui aident à apprendre le vocabulaire des aliments et des saveurs. L’objectif est de stimuler plusieurs sens à la fois, en mêlant l’oral, l’écrit, la gestuelle, le son, l’image fixe et mobile, et la gestion de l’espace, facilitant ainsi une immersion linguistique plus profonde et une rétention à long terme des connaissances acquises. De nombreuses idées d’activités sont données dans l’excellent ouvrage d’Hélène Vanthier L’enseignement aux enfants en classe de langues (CLE International, 2009) ainsi que dans les guides pédagogiques des manuels conçus par l’autrice. Voici quelques pistes à mettre en place en classe de niveau A1 avec des enfants à partir de 5-6 ans et jusqu’à l’adolescence :
- Les activités mentionnées dans l’article « Parlant comme une image » du FDLM 448 sont bien sûr toutes utilisables, en particulier pour impliquer les stimuli visuels. Tout comme organiser des activités de création de cartes postales. Les élèves peuvent dessiner des scènes de contes francophones ou des lieux célèbres de la francophonie, en utilisant différents outils (feutres, crayons, collages, etc.) et médias (au-delà du papier et du crayon, ils peuvent recourir aux tablettes, par exemple). Cette activité engage non seulement la vue mais permet aussi de renforcer le vocabulaire lié aux couleurs, aux formes et aux lieux, tout en pratiquant des phrases descriptives simples. Pour aller plus loin et proposer des littératies multimodales, pourquoi ne pas ajouter des ambiances sonores grâce à la sonothèque(3)?
- Pour travailler en engageant l’ouïe, c’est évident, il faut écouter ! On peut ainsi mettre en place une écoute active avec des comptines francophones ou des histoires audio: les enfants pourront découvrir des environnements sonores pour s’imprégner d’une ambiance et faire leurs premières hypothèses de compréhension, puis suivre les paroles avec des livres illustrés ou réagir aux histoires en réalisant des actions physiques (sauter lorsqu’ils entendent le mot « sauter », par exemple).
- Le toucher peut sembler un sens moins aisé à impliquer dans les activités langagières que l’ouïe et la vue. Pourtant, créer une boîte tactile où les enfants doivent deviner des objets cachés sans les voir, en utilisant seulement leur sens tactile, est une activité à la fois ludique et très utile pour le développement des compétences langagières. Les activités avec les yeux bandés où les apprenants jouent à deviner entre eux des objets sont généralement un succès en classe. Comme le conseille Hélène Vanthier, il est sans doute pertinent que ce type d’activités intervienne plutôt en seconde phase des exercices de systématisation, après des jeux impliquant la vue et l’ouïe utilisant les mêmes objets (et dont les réactions des apprenants peuvent être non verbales), pour faciliter des dynamiques de classe univoques et progressives pour les enfants.
- Pour engager l’odorat de nos apprenants, rien de mieux qu’un loto des odeurs, que l’on peut d’ailleurs créer manuellement pour la classe. On peut également envisager de préparer une activité où les enfants doivent identifier différentes odeurs associées à des éléments que l’on peut trouver dans les zones francophones, comme la lavande, le pain frais ou les herbes de Provence. Les enfants pourraient également partager autour des odeurs qui leur rappelle leur maison, leur village, etc.
- Le goût est sans doute le sens le plus difficile à impliquer en classe, nous seulement pour des raisons matérielles (tous les enseignants n’ont pas accès à une cuisine !) mais également en raison des intolérances et allergies alimentaires des enfants. C’est pourquoi, en dehors d’éventuels ateliers thématiques (comme les crêpes à la Chandeleur), on peut faire appel à la mémoire du goût dans les activités de classe (en commençant pas l’expression de ce que les jeunes apprenants aiment et n’aiment pas, mais en faisant également des devinettes engageant la vue et la mémoire du goût, par exemple : « C’est un fruit jaune ou vert et acide. »).
Dans le cas de cours de FLE prenant la forme d’ateliers (en particulier pour les Instituts et Alliances françaises et les centres de langues pour enfants), pourquoi ne pas proposer des ateliers culinaires, engageant en particulier les sens du goût et de l’odorat ; du jardinage éducatif, permettant un apprentissage de manière kinesthésique ; des « campements Jeux olympiques » autour de sports en français ; ou même créer une chasse au trésor dans la classe (ou à l’extérieur) où chaque indice implique une activité sensorielle liée aux tâches d’apprentissage (écouter un enregistrement pour découvrir le prochain indice, identifier des objets par le toucher dans des boîtes mystères, sentir différents parfums et deviner les mots correspondants en français, etc.). Les possibilités sont infinies, il ne reste plus qu’à les exploiter !
Notes
- Asher, J. J. (1969). “The Total Physical Response Approach to Second Language Learning”. The Modern Language Journal, 53(1), 3-17
- Krashen, S. D. (1982). Principles and Practice in Second Language Acquisition. Oxford, Pergamon.
- Sur ce site : https://lasonotheque.org
Jeanne Renaudin – Instagram pro @jeannerenaudin_fle
Enseignante de FLE depuis une quinzaine d’années, Jeanne Renaudin est professeure du Département de philologie française de l’université de Salamanque (Espagne), où elle coordonne la mention de français langue étrangère de la faculté d’Éducation, après avoir enseigné dans plusieurs institutions prestigieuses en France, aux États-Unis et au Brésil.
En marge de ses fonctions dans l’enseignement supérieur, Jeanne Renaudin assure des missions en tant qu’experte associée de France Éducation International et est collaboratrice régulière de la revue Le français dans le monde. Elle est déléguée pédagogique pour CLE International dans la péninsule ibérique, en Scandinavie, dans les pays baltes et en Asie.