« Il faut défendre l’idée de cohabitation avec l’IA »

Posté le par le français dans le monde

Un vent de panique souffle sur les sociétés qui voient l’intelligence artificielle gagner du terrain. Mais pour Alexandre Gefen, directeur de recherches au CNRS, il va falloir apprendre à vivre avec ChatGPT. Pour le meilleur et pour le pire ?

Chatgpt est-il un adversaire ou un partenaire intellectuel ?
Quoi qu’on en pense, ces modèles de langage capables de générer des textes sont là pour durer, ils sont destinés à se raffiner et surtout à s’insérer directement dans nos pratiques quotidiennes en s’intégrant à nos messageries, à nos traitements de texte, à nos moteurs de recherche. Les grandes généralités apocalyptiques, pas plus que les discours idéalistes, n’aident en rien à comprendre cette évolution technologique.
Ce dont on a besoin, c’est d’une réflexion de fond sur cet outil qui vient assister deux capacités cognitives fondamentales : l’explication, qui est au cœur de tout apprentissage et reste un besoin fondamental dans des sociétés démocratiques complexes, et la narration, comme capacité à produire des récits qui est tout aussi fondamentale dans des sociétés individualistes prônant l’épanouissement personnel, la réinvention et la promotion de soi. Et alors qu’une majorité de Français ne voit dans l’intelligence artificielle (IA) qu’une menace, il est peut-être bon de défendre l’idée de cohabitation, d’acclimatation croisée, de « diplomatie entre espèces », pour employer le terme mis en circulation par le philosophe Baptiste Morizot à propos des autres vivants.

À quoi ChatGPT peut-il servir ?

Cette intelligence artificielle peut nous faire gagner du temps dans certaines tâches : traduire ou résumer un texte, développer un argument, rechercher des informations lorsqu’il s’agit de faits connus et documentés, résoudre des questions logiques et pratiques… D’ores et déjà, alors que l’usage de l’IA restait de l’ordre de scénarios pour l’avenir, les cas d’usage se multiplient massivement: les IA rédactionnelles sont couramment utilisées pour la rédaction de dépêches météo, sportives ou financières par exemple.

ChatGPT impacte directement tous les métiers dont le langage est la matière première et son traitement la valeur ajoutée : l’enseignement, le journalisme, les professions juridiques, le développement informatique, la traduction… La gamme des usages possibles est large et on n’en est qu’au début! Pour le moment, cette IA n’est pas très fiable mais elle va s’améliorer et lorsque ses erreurs seront réduites, la panoplie d’usages sera encore plus vaste, cela pourra même devenir une aide à la recherche et l’instrument d’un progrès possible des connaissances.

Que vont devenir ces métiers intellectuels ?

Les traducteurs, les juristes ou les journalistes sont-ils voués à devenir des relecteurs des productions des IA textuelles, à la manière dont les tourneurs fraiseurs se trouvent remplacés par des opérateurs de machines d’usinage 3D à commandes numériques ? Une chose est sûre ces modèles de langage excellent dans de nombreuses tâches de transmission des savoirs, d’expertise, de coordination et de conseil, qui sont désormais devenues automatisables : validation de dossiers d’assurance, rédaction d’un contrat, sélection de CV lors d’un recrutement, échanges lors de la relation client, etc.
La capacité de ChatGPT à passer avec succès certains examens sous forme de QCM du barreau de New York montre que c’est aussi le cas dans le champ du droit, avec leur lexique contrôlé et son formalisme démonstratif. Reste à savoir si on est dans la logique positive du remplacement d’emploi par d’autres, ou si on va vers celle d’un effondrement plus brutal de secteurs et de métiers entiers, dans un contexte où l’on estime à plus de 15 % la réduction du nombre de salariés sur le marché américain d’ici à 2025 du fait des IA.

Quels liens l’intelligence artificielle entretient-elle avec la fiction ?

Yann Le Cun, chercheur en intelligence artificielle, raconte l’influence qu’a eue sur lui l’ordinateur fictif HAL 9000 de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick. Et comment oublier que Norbert Wiener et Marvin Minsky, deux des pères fondateurs de l’intelligence artificielle, ont écrit des romans ? Comme tout horizon de transformation radicale, l’IA est accompagnée de toute une culture fictionnelle : pensons au cinéma de Metropolis (1927) de Fritz Lang, à Ex Machina (2014) d’Alex Garland, à Alphaville (1965) de Jean-Luc Godard, Blade Runner (1982) de Ridley Scott, A.I. Intelligence artificielle (2001) de Steven Spielberg… Les séries ont pris le relais avec Battlestar Galactica, Raised by Wolves, Mr. Robot, Real Humans, ou encore Almost Human, et plusieurs épisodes de Black Mirror. La science est donc intrinsèquement liée à la fiction qui peuple l’imaginaire des concepteurs et des développeurs de l’IA.


Extrait
Les frontières que repousse déjà ChatGPT dans nos vies, ce sont d’abord celles de l’ignorance, du mutisme, de l’incompréhension. Ce sont celles aussi, peut-être, de la banalité : puisque ChatGPT peut accomplir mieux que nous les tâches intellectuelles les plus ordinaires et les plus impersonnelles, il nous incombe d’être plus malins, plus inventifs, plus sensibles encore ; il nous faut imaginer des examens mettant en jeu la sagacité humaine et non la réponse à de simples QCM que ChatGPT remplirait mieux que nous ; il nous faut imaginer des formules d’accroches sur Tinder que ChatGPT n’aurait pas imaginées, des haïkus qu’il n’aurait pas pu écrire, des lettres de motivation auxquelles il n’aurait pas pensé, des livres qu’il n’aurait pas pu écrire. En un sens, si ChatGPT va nous faire économiser notre énergie pour des tâches ordinaires, il va exiger de nous en retour une immense inventivité. ChatGPT nous rend l’humanité qu’il nous enlève ailleurs. Face aux stéréotypes parfaitement formulés dont il risque de saturer les discours, il nous rendra peutêtre plus attentifs à la fragilité humaine.
Nous montrant aussi à quel point les discours humains sont faciles à imiter et à manipuler, ChatGPT nous rendra peut-être moins crédules
Alexandre Gefen, Vivre avec ChatGPT, Éditions de l’Observatoire, p. 179-180


Compte-rendu
« Accompagner les nouveaux usages, pour permettre au lecteur de mieux comprendre et de mieux apprivoiser ChatGPT. » Loin de succomber à la panique, le chercheur Alexandre Gefen, spécialiste des écritures et des humanités numériques, propose ici de cohabiter. Vivre avec ChatGPT, nourri des expérimentations de l’auteur, apporte le recul nécessaire sur cette révolution technologique qui s’appuie sur la possibilité de comprendre mathématiquement le langage humain. Autrement dit, sur un calcul de probabilités d’apparition des mots. Alexandre Gefen l’a testé : « J’en ai tenté mille usages innovants (par exemple faire écrire l’histoire d’une ville par une intelligence artificielle ayant digéré la mémoire de ses habitants après avoir été “entraînée” sur des témoignages qu’ils avaient produits) ; j’en cartographie dans un projet financé par l’Agence nationale de la recherche les résonances philosophiques et culturelles, mais ma fascination n’a pas diminué », raconte-t-il. Mais c’est aussi de son trouble dont il est ici question : « Lorsque ChatGPT a connu, début 2023, un engouement ayant dépassé toutes les autres innovations technologiques de l’ère numérique en nombre d’utilisateurs et en rapidité d’adoption, j’ai eu le sentiment que le trouble qui m’habitait dès que je demandais à une IA d’analyser un texte, d’écrire une histoire ou de répondre à une question, allait être partagé. » À méditer…

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