« Moi, je » parler une langue vraiment vivante
À partir d’exercices pratiques et d’objectifs linguistiques ciblés, Sylvaine Hinglais incite à la production orale les apprenants en les faisant parler d’eux. Une personnalisation riche d’enseignements (et d’apprentissage).
Pour inciter à parler, un des meilleurs stimulants est de faire parler de soi. Quand l’apprenant est à la fois acteur et sujet de sa parole, le lien entre le sens et l’émotion se produit naturellement. C’est à partir de là que les acquis théoriques prennent vie, au service de l’expression. La présentation de soi est un moment particulièrement riche à exploiter du point de vue linguistique, quel que soit le niveau. De multiples variantes sont possibles, pour mettre en pratique un outil grammatical précis, au service de la volonté active de « parler de ce qui me concerne, moi ». Voici quelques exemples ; chaque proposition est à développer sur une ou plusieurs séances. Il faut éviter de mélanger les consignes.
Le thème de l’amnésie (comme celui de la folie)
Ce thème est intéressant à exploiter, parce qu’il permet de jouer un autre que soi et de faire rire, ce qui aide à surmonter la peur de parler.
Niveaux A1/A2
- Pratiquer la négation. Par deux, le partenaire qui vous présente se trompe et vous le corrigez : « Elle s’appelle Eva. » « Non, je ne m’appelle pas Eva, je m’appelle Maria. » « Elle est espagnole. » « Non, je ne suis pas espagnole, je suis… », etc.
- Pratiquer la question. Imaginez que vous avez perdu la mémoire : « Comment je m’appelle ? J’habite où ? Qu’est-ce que je fais ici ?… » Le partenaire répond, mais ne se souvient pas de ce qui le concerne. « Tu t’appelles Steven. Mais moi, comment je m’appelle ? »
Niveaux plus avancés
- Utiliser le discours rapporté et la question indirecte : « Il m’a dit qu’il ne s’appelait pas Martin. » « Vous savez comment je m’appelle ? Je me demande comment j’ai pu oublier mon prénom. »
- Encourager alors les réactions émotionnelles, qui permettent de travailler le subjonctif. « C’est incroyable que j’aie oublié mon prénom ! » et le partenaire peut renchérir « Oui, ça m’inquiète que tu perdes la mémoire à ce point, il faudrait que tu ailles consulter, etc. »
Niveaux B1/B2/C1
- Les temps du passé. Les apprenants se présentent nourrissons, ce qui devient très vite drôle : « Quand je suis né(e), je pesais 3 kg, etc. » « À la naissance, Silvia n’avait pas de cheveux… » Aux niveaux plus avancés, le discours rapporté est facilement introduit, pour partager les informations données par la famille. « Ma mère m’a dit que je l’avais réveillée toutes les nuits, etc. »
– Pratiquer La comparaison. À partir du thème de l’enfance, les apprenants sont incités à comparer ce qu’ils étaient enfants avec ce qu’ils sont devenus. Pour les niveaux plus avancés, le vocabulaire concernant la personnalité, le caractère, la transformation et l’évolution de soi va forcément être abordé.
- Le conditionnel passé. L’expression des regrets relatifs au passé est riche à exploiter : « J’aurais dû, j’aurais aimé. » La pratique du subjonctif se présente spontanément : « Mes parents auraient voulu que je fasse des études d’économie etc. »
- Encourager à exprimer les projets pour pratiquer le futur (niveaux A2/B1) et le futur antérieur (B2) : « Quand j’aurai acquis un bon niveau en français, je chercherai un travail ». Et les rêves d’avenir, pour utiliser le conditionnel présent, et faire sentir la nuance qu’il introduit : « Je voudrais, j’aimerais être… »
Attention : il faut encourager les participants à exprimer de vrais regrets ou souhaits, pour ne pas tomber dans les « phrases de grammaire » vides de sens. C’est quand on parle de sentiments authentiques que les mots prennent du poids et que la mémoire retient les structures employées.
L’humour
Tout en restant dans la bienveillance, voilà un ingrédient essentiel dans l’incitation à la parole et l’assimilation des structures pratiquées.
A1/A2/B1
- pour travailler l’accord des adjectifs qualificatifs, et le vocabulaire du corps, la consigne est de regarder sa voisine ou son voisin et de lui faire un compliment : « Tu as de beaux yeux, tu sais » (du film Le Quai des Brumes), l’autre se tourne vers un(e) troisième apprenant( e) : « Tu as un beau menton », etc.
- Les adjectifs possessifs : « Ton menton est beau. » Ne pas choisir plusieurs fois la même partie du corps mais garder l’adjectif beau/ belle. Cette activité fonctionne aussi avec les vêtements et les accessoires, et on peut choisir d’autres adjectifs, chercher des synonymes, des antonymes, etc.
- Le superlatif, chacun(e) est encouragé( e) à se présenter en se mettant exagérément en valeur, en s’amusant à caricaturer (voir encadré) la prétention : « Je suis le/la plus intelligent(e), le/la plus fort(e), le/la meilleure de la classe »
Niveaux plus avancés
« C’est moi qui suis le meilleur, personne ne m’arrive à la cheville. » Quelqu’un d’autre intervient : « Non, c’est moi la plus avisée », etc.
Le mouvement
Il permet un moment de détente propice à l’assimilation des structures travaillées. S’il est possible de faire lever les apprenants et de leur demander de changer de place, on fait ainsi pratiquer les prépositions, et la conjugaison de verbes très courants.
A1/A2
- Les prépositions et verbes de mouvement. Un Brésilien change de place avec une Italienne en verbalisant son « voyage » ainsi : « Je pars du Brésil et je vais en Italie. » L’Italienne utilise la même structure en changeant de place avec une autre personne : « Je pars d’Italie et je vais en Chine. » Si les apprenants sont tous du même pays, créer des variantes : « Je pars de chez moi et je vais chez Andrea ; Andrea et moi, nous partons de chez nous, et nous allons boire un verre avec Pedro… »
B1/B2
- La proposition relative : « Je vais chez Maria qui habite près de chez moi / Je pars pour aller chez Maria qui m’a invité à dîner », etc. L’important est de toujours donner le modèle de la structure grammaticale et de le faire répéter systématiquement, en l’adaptant à des situations diverses et en l’associant au mouvement, ici changer de place, en imaginant qu’on va chez l’autre. C’est par la répétition que l’apprenant va assimiler une forme d’expression qu’il pourra ensuite faire sienne, adapter à sa propre histoire.
La créativité personnelle
Elle est un formidable levier pour encourager l’acte de parole, même dans le cadre d’une structure grammaticale à faire pratiquer. Activité de la créature et de son créateur (activité à deux ou à plusieurs, avec un(e) créateur/créatrice et plusieurs créatures, ou l’inverse, plusieurs variantes possibles). Cette activité permet de pratiquer les adjectifs possessifs, le vocabulaire du corps et du caractère, les impératifs, les verbes de mouvement, et s’adapte à tous les niveaux. On présente l’autre comme si on l’avait « fabriqué » : « Voici mon oeuvre d’art, ma sculpture, mon robot », etc. « Il peut bouger, il ouvre et ferme la bouche, il sourit, il est sympa », etc. Pour l’impératif, le créateur donne des ordres à sa créature : « Marche ! Tourne la tête ! Parle ! » Puis la créature parle de qui l’a fabriquée : « Ma créatrice s’appelle Lisa », etc. Cela permet aux deux partenaires de s’exprimer.
B2/C1
- Pratique du système hypothétique et emploi du conditionnel avec le « Si j’étais toi ». Par deux (ou plus), se présenter comme si on était le partenaire. Le temps de préparation consiste à mieux connaître son partenaire pour pouvoir se mettre à sa place en imagination. Donc chacun(e) parle de soi en petit groupe, et écoute l’autre parler de soi. Exemple : Steven et Maria se présentent devant les autres. Steven dit : « Si j’étais elle, je serais une femme, je m’appellerais Maria, j’aimerais beaucoup le chocolat, j’aurais deux soeurs », etc. Et Maria dira : « Si j’étais lui, je m’appellerais Steven, je serais fils unique, j’aurais un chien, j’habiterais tel quartier », etc.
Même quand on se met à la place de l’autre, on reste soi. Inciter à parler c’est inciter à personnaliser la production orale : parler de ses actes, de ses pensées, de ses émotions, de son corps, ramener systématiquement à soi l’acte de parole. C’est avant tout ce que l’on est qu’il faut pouvoir exprimer, même quand on parle d’autre chose. Quel que soit le point linguistique à pratiquer, la consigne à suivre doit mettre en jeu la personne physique et sensible, l’identité profonde de l’apprenant. C’est cet « égocentrisme de la parole » qui va motiver le désir de s’exprimer, donner envie de surmonter les difficultés pour utiliser la langue de manière à s’y reconnaître.
Sylvaine Hinglais est spécialisée dans l’enseignement de FLE par les techniques théâtrales, notamment à l’Alliance française de Paris, et a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Elle a aussi fondé la Compagnie cosmopolite du Pierrot lunaire (www.lepierrotlunaire.com).
Le fait de caricaturer le ridicule a toujours un effet très positif dans le cours. Cette idée de caricature peut être introduite à tout moment dans les activités de production orale. Elle va encourager la parole, car quand on caricature, on entre dans la peau d’un ou d’une autre. Ce n’est plus moi qui suis sous le projecteur, c’est une personne narcissique, ou de mauvaise humeur, ou très timide…