« Ici ce n’est pas une classe… c’est bien plus que ça ! »
Tout le monde en classe ! Quelle approche malicieuse qui fait sourire dès le départ, avec ce titre provocant qui annonce clairement l’intention de l’ouvrage. Entretien et décryptage avec son autrice, France Neuberg.
Tout le monde en classe ! C’est un mot d’ordre ou c’est une invitation ?
C’était au départ une invitation mais ça m’a beaucoup plu que ce soit interprété comme un mot d’ordre. L’idée, c’est bien sûr le lien avec un enseignement inclusif qui préconise que tout le monde a sa place dans la classe. Et surtout dans un pays comme le Luxembourg, où il y a un tel melting-pot avec ces trois langues nationales (allemand, luxembourgeois et français) à apprendre. On se retrouve avec des classes très hétérogènes, avec des niveaux scolaires très divers où l’on croise aussi bien des personnels d’entreprises multinationales que des cadres des institutions européennes ou encore des demandeurs de protection internationale venant de théâtre de conflits comme l’Afghanistan, la Somalie, l’Ukraine, la Syrie, l’Érythrée… C’est donc au formateur que va revenir la tâche de composer avec ces différents publics et de faire en sorte de trouver pour des objectifs identiques, un chemin accessible à chacun.
Vous sous-titrez votre livre : « Pour la création d’un espace joyeux d’apprentissage ». Qu’entendez-vous par là ?
Que ce n’est pas seulement un espace ludique, mais un espace sérieux et pédagogique. Ici l’Autre ne va pas rester un étranger, il va s’inscrire dans un espace de rencontre, un premier espace citoyen où vont se créer des liens qui dépassent les stéréotypes et les images premières que l’on peut avoir d’autrui. Dans cette rencontre avec l’Autre, l’objectif, c’est que chacun se sente bien et à sa place afin de rendre les apprentissages beaucoup plus fluides.
Faire entrer « le monde » dans la classe, c’est tout un programme… Quel est-il ?
Que les personnes puissent dire qui elles sont et s’exprimer vraiment, être en relation avec l’autre. Leur rendre de la dignité. Faire entrer le monde dans la classe, c’est aussi dire que l’on n’est pas seulement là pour apprendre une langue de manière fonctionnelle, mais qu’elle va servir à dire son quotidien, à poser les questions qu’on se pose, à raconter son passé, à faire part de ses projets, à mieux comprendre le monde extérieur et comment on va pouvoir y évoluer. Faire en sorte que la classe soit donc un espace ouvert et joyeux pour faciliter la parole et que le formateur donne les moyens linguistiques pour ce faire. Il nous revient de ne pas rester figés sur un programme et laisser les interventions donner un fil conducteur à la séance. Tenir compte des interventions, des besoins, du quotidien, de l’état d’esprit, leur donner dès le départ les moyens d’exprimer leur ressenti et s’en servir pour favoriser l’apprentissage. D’un groupe à l’autre, les demandes ne vont pas être les mêmes, d’où la nécessité de repenser sans cesse les pratiques.
Pour prendre en compte la diversité, vous préconisez les « approches plurielles ». À quoi correspondent-elles ?
Certes, il y a bien sûr le CECR comme outil d’appui pour l’apprentissage. C’est lui qui donne la progression. Mais il manque quelque chose. C’est là que je suis tombé sur le CARAP (Cadre de référence pour les approches plurielles des langues et des cultures), qui m’a semblé être une réponse tout à fait adéquate à la question du traitement de la diversité des profils dans la classe. Il offre beaucoup de pistes qui font écho à ce qui s’y passe. La transposition autorise à tester des petites activités, des petits moments de la classe. Les approches plurielles sont un complément essentiel des approches communicatives et actionnelles. Ce sont elles qui permettent de créer cet espace joyeux d’apprentissage synonyme de citoyenneté et d’humanité.
Dans la perspective d’une approche plurilingue, vous préconisez aussi de mettre en place un enseignement plus inclusif…
Dans un groupe-classe comme celui que j’ai actuellement en A2 et qui regroupe aussi bien des apprenants d’origine russe que syrienne, des apprenants cultivés qu’en difficulté dans leur propre langue – pour lesquels il faut s’assurer qu’ils resteront jusqu’au bout, soit 12 semaines –, la question est de savoir comment transmettre à ces différents profils les mêmes savoirs, les mêmes savoir-faire. Parvenir à créer un groupe constitutif de cet espace joyeux d’apprentissage, c’est un défi qui demande beaucoup d’habileté et de don de soi pour réinventer les choses et les mettre à la portée de tous afin que chacun y trouve son compte, avec les outils et les exercices proposés et selon la progression envisagée. Tout ça passe par la mise en place de beaucoup d’automatismes, par une adaptation du matériel qui prenne par exemple en compte le rapport plus ou moins facilité à l’écrit des uns et des autres.
Comme le souligne Cynthia Eid, la différenciation pédagogique est spontanée, mais demeure une question essentielle : comment la rendre plus structurée ? Quelles pistes facilitatrices mettre en place ?
Mettre en oeuvre la différenciation, c’est parfois aller rechercher tout le matériel dont on dispose dans ses placards, pouvoir articuler tout ça de manière intelligente pour pouvoir répondre aux besoins des personnes et aux objectifs visés. Et c’est aussi avoir un regard pour ne pas trop passer sur toutes les incompréhensions, faire en sorte que les apprenants puissent les exprimer et leur donner les moyens de le faire, qu’ils se sentent légitimes de dire « je ne comprends pas » et cela très vite, dès le début de l’apprentissage. Si la différenciation est certainement la première chose à mettre en place, elle a aussi ses limites. Pour moi, c’est simplement donner du sens aux apprentissages, permettre à chacun que ça ait du sens. J’essaie d’ailleurs de passer aussi bien par le sens que par les automatismes. La dynamique de la différenciation est de pouvoir expliquer les choses de différentes manières pour que chacun ait accès à la même compréhension et aux mêmes savoirs ; pour l’enseignant, c’est aussi accepter que les choses ne se passent pas comme il les avait prévues au départ. On est entre le jongleur et l’équilibriste !
Pour le formateur, dans cette perspective, que veut dire « faire la classe » ? Cela n’exige-t-il beaucoup de sa part ?
Si, énormément. Cela réclame en particulier beaucoup d’attention tant il y a des moments prétextes dans la classe pour parler de soi et échanger avec l’autre. L’attitude du formateur est essentielle pour saisir ces moments : accorder le temps de l’écoute et prendre le temps de comprendre ce que chacun exprime. Mettre en place les approches plurielles, installer la différenciation dans les apprentissages, ça demande de l’énergie, du temps et de la réflexion et souvent je pense que si ce travail pouvait être collectif, on irait beaucoup plus loin. C’est la raison pour laquelle j’aimerais le poursuivre et créer des espaces de rencontre entre les formateurs et les sensibiliser à cette question de mise en place des approches plurielles et de différenciation.
Propos recueillis par Jacques Pécheur
Formatrice en français langue étrangère depuis 2006, France Neuberg enseigne aujourd’hui au CLAE (voir encadré) dans un contexte socialement et culturellement très hétérogène. Son expérience de terrain est enrichie par différents projets de recherche auxquels elle a participé. Ses expériences de chercheuse lui ont permis d’approfondir la réflexion quant aux pratiques de classe, à l’approche de la diversité socioculturelle, aux gestes de régulation du formateur. Une vie professionnelle en allers-retours permanents entre la réflexion et la pratique.
CLAE : Comité de liaison des associations issues de l’immigration
Faire société ensemble est le concept-clé du CLAE. Créée en 1985, cette plateforme associative milite pour la reconnaissance et la valorisation des cultures issues de l’immigration, pour une politique d’immigration ouverte et solidaire au Luxembourg et en Europe. Conventionné du ministère de la Famille et de l’Intégration luxembourgeois, le CLAE réalise de multiples actions dont le soutien à l’initiative « pour le soutien à la mise en place d’un espace joyeux d’apprentissage autour de la mise en place des approches plurielles et de la différenciation dans les classes de langue pour adultes ».