« Les pédagogies alternatives ne sont pas un bloc homogène »
L’objet « pédagogie alternative » désigne des choses très diverses. Pour y voir plus clair, il convient d’analyser les courants pédagogiques en les liant aux dynamiques sociales et aux rapports de force tels qu’ils existent dans le monde social. Entretien avec Ghislain Leroy, auteur de Sociologie des pédagogies alternatives (La Découverte).
Pourriez-vous en quelques mots délimiter les champs de ce que vous nommez « pédagogie alternative », « pédagogie subversive » et « pédagogie critique » ?
Pédagogie alternative peut désigner des choses très variées. Ce n’est pas vraiment un concept ni un bloc uniforme. Distinguer pédagogie alternative et pédagogie subversive permet de montrer que toute pédagogie alternative n’a pas forcément de visée de subversion de l’ordre social, qu’il s’agisse de lutter par exemple contre les inégalités ou contre le rapport de prédation à l’environnement : il y a des pédagogies alternatives qui ne s’inscrivent pas dans ces visées politiques. Pédagogie critique désigne plutôt un courant relativement récent venu d’Amérique du Sud à la suite des travaux de Paulo Freire qui visent à remettre en cause des fonctionnements structurels jugés inégalitaires que ce soit dans le domaine de la domination liée à la race, au genre, aux catégories sociales. Les pédagogies alternatives ne constituent donc pas un bloc homogène. Il faut les situer entre pédagogie alternative de continuité avec la réalité de l’école et pédagogie alternative de rupture et les distinguer entre elles selon le caractère plus ou moins subversif, selon leurs visées éducatives différentes.
Tout dépend de ce que l’on entend par alternatif. Il faut ici prendre en compte la place des dispositifs alternatifs dans l’école publique, notamment face aux élèves qui sont le plus en difficulté. On se rend compte ici que ces dispositifs qui empruntent aux différentes pédagogies alternatives sont souvent périphériques par rapport à l’ordre ordinaire de la classe, se situent sur des créneaux annexes et ne permettent pas, par leur caractère second par rapport à l’ordinaire de la classe, de résorber significativement la difficulté scolaire et d’inclure les élèves dans le quotidien de la classe. Par ailleurs le recours systématique au ludique, au projet comme facteur de motivation, est questionné par un certain nombre de travaux qui préconisent, eux, de développer un recours au savoir. Enfin il y a le développement des écoles alternatives type Montessori qui se nourrissent des difficultés de l’école publique ou le recours aux écoles démocratiques qui accueillent des élèves qui sont malmenés dans le système public ordinaire.
Vous rapprochez deux mots qui ne font pas toujours bon ménage : sociologie de l’éducation et pédagogie…
C’est effectivement deux champs qui se regardent en chiens de faïence. Pour un certain nombre de sociologues de l’inégalité, c’est la crainte un peu fondée que quand on va vers des pédagogies qui prennent davantage en compte l’intérêt de l’enfant, on favorise des enfants qui ont déjà développé des dispositions dans le milieu familial. Il y a une crainte que des pédagogies un peu libertaires ou qui s’appuient sur le ludique, maîtrisées par des enfants issus de milieux qui socialement maîtrisent les codes, soient davantage déficientes pour des enfants issus de milieux populaires. Des enfants qui ont plutôt besoin d’être initiés aux contenus de savoirs et d’apprendre aussi à être élève. Ici, tout un courant en sociologie de l’éducation prône une école basée sur la transmission des savoirs, en particulier pour des élèves qui n’ont pas bénéficié de cette transmission dans leur milieu d’origine. Dans le monde de l’éducation, on peut comprendre l’intérêt, l’attrait pour ces pédagogies alternatives type Freinet ou Montessori dans lesquelles les enseignants voient une occasion de diversification des approches et une possibilité de renouvellement de la relation pédagogique.
Comment voyez-vous ce renouvellement ?
Pour moi, il s’agit de faire dialoguer ces champs en rentrant dans le détail de ces pédagogies pour en faire une analyse sociologique, c’est-à-dire en les situant dans le monde social. Il me paraît intéressant de ne pas rester dans une approche uniquement philosophique de l’éducation qui consisterait à analyser les courants pédagogiques sans les lier aux dynamiques sociales, ainsi qu’aux rapports de force tels qu’ils existent dans le monde social et qui vont créer des situations diverses pour les individus. Relier l’analyse pédagogique à la société telle qu’elle est, pose plusieurs questions : comment les dominants accèdent aux postures dominantes, à partir de quelle économie de choix ; comment des pédagogies peuvent-elles contribuer à subvertir l’ordre social par des modalités et avec des visées différentes touchant l’individu, le groupe, le genre ou les catégories sociales. Après, pour un parent, on met aussi l’enfant dans une école qui le prépare à la société.
Toujours dans ce même ordre d’idée, n’y a-t-il pas clairement une opposition entre ce que la didactique valorise et ce sur quoi la sociologie met l’accent ?
Ce que l’on pourrait reprocher à certaines analyses didactiques, sans risquer la caricature, c’est de toujours penser l’élève ou l’enfant comme un apprenant, de ne pas interroger la visée éducative, de se situer, surtout depuis les années 1990, dans une sorte d’évidence de l’enseignement, des visées de transmission. Dans l’approche didactique, il y a souvent un non-questionnement de la relation éducative, en allant vers des questions techniques, comment on apprend, etc., mais en prenant comme allant de soi la relation d’enseignement. La didactique, en se centrant sur la relation enseignant- apprenant, oublie le contexte social et politique et valorise les bons choix individuels.
Les pédagogies alternatives interrogent continûment la place et le rôle du maître. Comment caractériseriezvous la figure de l’enseignant alternatif ?
Il y a plein de formes d’alternatives. L’alternative, ce n’est pas seulement la subversion d’un système où l’adulte oppresse l’enfant, ou qui considère l’enseignement comme simplement une animation ou comme une normalisation aliénante, c’est aussi la valorisation de la transmission qui ne doit pas être négligée et c’est également la valorisation de l’esprit critique. Parce que s’il n’y a pas d’enseignement sans transmission, il n’y a pas non plus d’enseignement sans émancipation et sans esprit critique. Il faut réfléchir à la dialectique qui lie transmission et émancipation ; socialisation et émancipation ; règle et liberté…
De la même manière, les pédagogies alternatives posent, s’agissant des élèves, la question de leur statut. Quelle lecture la sociologie de l’éducation fait-elle de ce positionnement ?
Question complexe. Ceci amène à penser à ce que c’est qu’être élève. Ici l’approche traditionnelle met l’accent sur la normalisation, à savoir la concentration, la discipline, l’intégration des règles du jeu scolaire, la posture de celui qui étudie et elle prône que tout ça a une valeur. Maintenant les pédagogies alternatives mettent l’accent sur la question de l’intérêt de l’enfant et des activités qui doivent être mises en place avec le postulat qu’on apprend quand on est intéressé. Du coup, dans certaines approches alternatives, on va faire le lien entre les objets de savoir légitimes et les intérêts des enfants en essayant de trouver des ponts, en développant des projets. Dans les approches plus critiques, type pédagogie critique, on a carrément un élève qui doit développer son rapport au monde, prendre conscience des dominations qui existent voire qui peut entrer en interaction ou en conflit avec l’enseignant s’il en ressent le besoin. Derrière ça, on discerne des postures de l’élève assez différentes selon la manière dont on conçoit la relation pédagogique d’émancipation ou de normalisation. Toutes ces approches, aussi opposées soient-elles, ont en commun d’éduquer l’enfant dans une direction d’émancipation. L’ intérêt des pédagogies alternatives quelles qu’elles soient c’est de poser la question de l’enfant dans la relation éducative. L’idée qu’il pourrait y avoir des relations éducatives abruptes et écrasantes pour l’enfant constitue un leitmotiv pour tous les alternatifs qui nous conduisent à réfléchir au statut de l’enfant. La question d’une dialectique entre visée éducative et écoute de l’enfant, conscience de son écart et acceptation de son écart, la tolérance de l’éducateur et la prise en compte de l’individu éduqué, c’est à ça qu’invite toute pédagogie alternative.
Ghislain Leroy est maître de conférences en sciences de l’éducation (Université Rennes 2, laboratoire CREAD). Il est l’auteur de L’École maternelle de la performance enfantine (Peter Lang, 2020). Ses travaux sur les pédagogies, les écoles ou les familles ont pour point commun d’investiguer ce que l’on cherche à faire des enfants dans la société contemporaine.
Compte-rendu
Méthode Montessori, écoles démocratiques, Steiner, instruction en famille, le paysage pédagogique actuel se caractérise par l’émergence ou de la résurgence d’alternatives. L’ouvrage de Ghislain Leroy propose une approche sociologique des pédagogies alternatives autour d’un certain nombre de questions : quel est l’état des savoirs sur ces nouvelles pratiques ? Quelles pédagogies paraissent aujourd’hui « rationnelles », c’est-à-dire capables de réduire les inégalités sociales en expansion ? Quelle place les pédagogies critiques peuvent-elles tenir dans ce paysage, si leur but est de subvertir les dominations de classe, de genre, de race ou de sensibiliser aux enjeux environnementaux ? Avec ce livre, Ghislain Leroy vise à replacer les pédagogies nouvelles, ou alternatives, dans la réalité des mondes sociaux actuels et passés. Il présente leur histoire, leurs acteurs, leurs méthodes et s’interroge sur leur capacité à faire réussir les moins bien dotés par leur milieu d’origine.