Kamel Daoud. L’aventure, c’est l’écriture
Révélé en France par son Meursault, contre-enquête en 2014, qui donne un frère et un nom à L’Étranger de Camus, l’écrivain algérien Kamel Daoud a fait du français sa langue d’écriture. Une histoire d’amours indépendantes, de désirs du monde et de livres, surtout de livres.
Kamel Daoud est un aventurier d’un type un peu singulier. Pas de look baroudeur ou de cascade acrobatique mais des mots et un style en guise de corps à corps amoureux. D’une écriture qui tient les clichés à distance, ses récits dressent le portrait d’une Algérie au présent, avec ses beautés, ses contradictions, ses fantasmes. Et à ceux qui l’interrogent sur son rapport au français, langue aujourd’hui associée aux anciens colonisateurs de son pays, sa réponse est claire : « Cette langue est à moi, je la revendique, j’en jouis, je la piétine, je l’enlace, j’en fais ce que je veux, elle me fait dire le monde et je dis le monde avec elle. » Qu’importe le scandale, la déclaration d’indépendance est là (voir aussi notre entretien dans FDLM 408, p. 18-19).
L’ivre de livres
L’histoire commence en 1970 dans un village socialiste situé au sud de Mostaganem, la ville de naissance de Kamel Daoud. C’est là, à Mesra, que celui-ci grandit sous l’autorité « molle » de ses grands-parents qui l’accueillent lui et sa soeur cadette pour leur assurer une scolarité stable, tandis que le reste de la fratrie suit les déplacements des parents. C’est là surtout que le jeune Kamel rencontre son premier maître d’aventure : l’ennui. Étant plus doué à l’école que pour jouer au foot, les distractions sont peu nombreuses. Il ne reste plus qu’à lire.
Les premiers livres sont ceux du paternel, souvent déchirés ou incomplets, en arabe et en français, « la langue du silence de mon père, raconte-t-il. C’était la langue de sa jeunesse, de sa tendresse dérobée. » Pour cet ancien militaire prude et réservé, le français était la langue des sentiments qui échappent en une belle phrase, une phrase que lui seul pouvait comprendre puisque sa femme ne le parlait pas. « Je me souviens très bien du jour où il m’a enseigné l’alphabet, confie Kamel Daoud. J’étais à la maison, il ne vivait pas avec nous. Il est venu et m’a vu en train d’écrire maladroitement les premières lettres. Et il m’a véritablement enseigné l’alphabet. Et là, je parle du moyen de déchiffrer le monde. » Avec ce seul alphabet en poche, le futur écrivain apprend le français en autodidacte, construisant par lui-même le sens de chaque mot par recoupement, au fur et à mesure qu’il les rencontre dans les livres. Une aventure fondatrice qui lui donne le goût de l’indépendance et de l’invention, et dont il fera des années plus tard un roman, Zabor ou les psaumes (prix Méditerranée 2018).
« Une langue n’est pas ce qu’elle dit, elle est ce qu’elle laisse imaginer, ce qu’on lui fait dire. »
Très vite, il devient accro et s’engage alors dans une quête incessante de livres, allant toquer aux portes des voisins pour récupérer ce qu’ils ont – des revues, des brochures, des ouvrages abîmés. Lorsque plus tard il rejoint la ville pour le lycée, il s’arrange avec un libraire pour louer des livres à la semaine et avale ainsi des pages et des pages, en arabe ou en français selon la récolte. Paradoxe qu’il aime souligner aujourd’hui, Kamel Daoud découvre à la fois les grands textes religieux, L’Introduction à la philosophie musulmane d’Henry Corbin ou encore le grand poète perse Hafez de Shiraz en français. Pour le jeune adolescent qu’il est alors, il n’existe « pas de cloisonnement entre Balzac et Abou Hamid Al Ghazali, un mystique du xie siècle ».
En quête et enquête d’écriture
De cette quête de livres naît une seconde : celle de l’écriture. Le manque de livre jouant sur le désir et la frustration, « on finit par écrire le livre qu’on aurait aimé lire », explique-t-il, d’autant qu’à force de relire les mêmes pages, on s’essaie à les réécrire. Un exercice d’imagination qui lui vient aussi du rôle d’interprète du village qu’il occupait, traduisant les notices des médicaments, les lettres reçues – quitte à inventer de temps à autre pour « enrichir l’absence de l’autre ». Des deux langages, c’est finalement le français qu’il choisit comme langue d’écriture, parce qu’elle raconte le désir, le voyage et la liberté.
C’est avec ces libres imaginaires en tête que l’écriture envahit peu à peu le quotidien du jeune Daoud qui prend pour modèles deux livres majeurs : Le Spleen de Paris de Baudelaire et Les Nourritures terrestres de Gide. Il a quatorze-quinze ans lorsqu’il découvre cette « sorte de faux texte sacré, cet éloge du corps et dont la géographie me concernait puisque Gide est venu en Algérie ». Des années plus tard, alors qu’il est devenu écrivain, il explique : « Ce fut pour moi un grand jour lorsque j’ai compris que tout le monde voulait me voler mon corps, les dieux, la loi, la politique, etc., et que le seul perdant dans cette histoire, c’était moi. À partir de ce moment-là, je me suis dit : on inverse. D’abord mon corps, c’est ma seule fortune. » C’est le début d’une révolution et du combat de toute une vie : dissocier sexualité et péché et s’engager dans l’écriture comme on entre en religion ou en amour, avec son corps tout entier.
« Ce fut pour moi un grand jour lorsque j’ai compris que tout le monde voulait me voler mon corps, les dieux, la loi, la politique, etc., et que le seul perdant dans cette histoire, c’était moi »
Après des études à l’Institut des langues étrangères d’Oran et pour gagner sa vie, Kamel Daoud se fait journaliste et débute en travaillant pour le journal Détective consacré aux faits divers, « une très bonne école, juge-t-il aujourd’hui. Je n’étais pas dans les partis politiques, j’observais le réel. » La guerre civile qui éclate alors qu’il n’a que 23 ans sera sa seconde école, celle qui lui « désapprend le futile ». Devenu chroniqueur puis rédacteur en chef pour Le Quotidien d’Oran, il intervient aussi dans différents médias internationaux jusqu’en 2016 et ausculte son pays sans perdre de vue l’objet de sa quête : la littérature. « Avec la géopolitique, on est vraiment dans le champ du fantasme, dans le catalogue du fantasme, donc dans une matière qui peut être très romanesque, explique-t- il dans un entretien pour la Revue des deux mondes. Décrypter les jeux d’image, de représentation entre les uns et les autres, ce n’est pas simplement du journalisme, c’est aussi une enquête qui appartient au travail de l’écrivain. » Le succès de son Meursault, contre-enquête paru en 2013 et récompensé du prix Goncourt du premier roman en 2015 lui offre ce qui manque au journaliste : le temps d’écrire.
Depuis lors, Kamel Daoud ne s’en prive pas et continue de mener ce « corps à corps amoureux » qu’est pour lui l’aventure d’écrire, en dépit des scandales. Pour cet enfant des indépendances, la langue française fut et continue d’être « un espace et un instrument de libération » et c’est avec elle qu’il entend « être le secrétaire des silences de son époque, des silences de sa famille, des silences de sa vie. » En témoigne le très bel ouvrage conçu avec le photographe Raymond Depardon et paru dans une coédition franco-algérienne sous le titre Son oeil dans ma main. Aux photos prises en 1961 par le jeune photographe alors que se tenaient les premières négociations pour mettre fin à la guerre se mêlent des images plus contemporaines, toujours en noir et blanc, comme si le temps s’était arrêté, et des textes inédits de Kamel Daoud, des rêveries ou « comètes » qui ouvrent l’imaginaire et plaident pour ce « quelque chose qui est scandaleux dans mon pays : le présent. »
Par Chloé Larmet