Entretien avec Alexandre Wolff – « Nous sommes à la croisée des chemins »
En mars paraissait la cinquième édition de La Langue française dans le monde (OIF/ Gallimard). L’occasion de faire le point sur le nombre de locuteurs et de cerner les grandes tendances de cette francophonie qui est « devenir, variations, polycentrisme » et qui « d’un mot, reflète le pluriel du monde » comme le rappelle en préface Souleymane Bachir Diagne. Entretien avec Alexandre Wolff, qui a coordonné ce nouveau rapport quadriennal.
On compte 21 millions de francophones supplémentaires, quatre ans après le dernier rapport. À quoi est due principalement cette augmentation ?
La population francophone mondiale a en effet augmenté de 8 %. Ce n’est pas une surprise, on le doit de nouveau à l’Afrique subsaharienne, avec une croissance de 15 %. Cependant, par rapport à l’évolution démographique, ce sont des chiffres qui restent relativement stables.
Cela pose la question de savoir si l’on est arrivé à un seuil, après une progression très rapide depuis les années 1960, où seulement 1 % de la population, au mieux, était francophone dans les pays concernés par la colonisation. En quelques décennies, la langue française s’est propagée car elle est devenue langue d’enseignement. Mais depuis dix ans les proportions sont plus ou moins identiques, même si dans certains pays comme le Gabon la proportion de francophones peut atteindre jusqu’à 60 %. C’est une analyse que l’on a faite avec l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) de l’Université Laval, à Québec.
Quelles sont les raisons qui font craindre, à terme, une stagnation du nombre de francophones en Afrique ?
Est-ce parce que les plus jeunes ont une moins bonne maîtrise du français, sachant que nos estimations se basent sur la capacité à lire et à écrire? On retombe inévitablement sur la question de l’éducation, de la qualité et de la performance des systèmes éducatifs. C’est le défi n° 1. Il manque encore beaucoup de professeurs en Afrique, sans parler de la nécessité de leur formation, car certains n’ont pas le niveau requis pour enseigner. Un autre paramètre dont on pourrait tenir compte, c’est l’utilisation d’une autre langue que le français. Cependant, on constate que même dans les pays où une langue nationale domine (comme le wolof, le bambara, l’arabe…), celle-ci progresse à un rythme équivalent au français, sans compétition. Au Sénégal, au Mali, au Maghreb, le français est toujours présent, toutefois plus comme langue de travail qu’à la maison. Mais au Cameroun, au Gabon, au Congo par exemple, où il n’y a pas véritablement une langue nationale majoritaire, le français est parfois la première langue du foyer. On est donc un peu à la croisée des chemins, et il faudra être attentifs aux prochaines évolutions.
Le rapport se penche aussi sur les variétés du français qui se sont développées en Afrique. Une menace potentielle à son enseignement ?
Les observations de classe montrent que, contrairement à ce que disent parfois les professeurs, les variations sociolinguistiques du français y ont leur place. Elles servent souvent de moyen de communication entre le savoir à dispenser et la manière qu’ont les élèves de se l’approprier. Ce n’est pas une menace en soi, car personne n’envisage d’enseigner ces variétés. Sans convention, elles évoluent selon ce qu’en font les locuteurs et selon le contexte, le français « standard » pouvant être utilisé aussi, dans une variété de registres (soutenu ou familier). Mais elles peuvent être utiles, comme le montre notre article sur « les impensés de la variation », appelant à une réflexion sur le sujet et pour éventuellement accompagner les enseignants parfois obligés d’improviser pour un usage raisonné des variétés locales de français en classe afin que cela profite aussi à l’apprentissage du français. Celui-ci se modifie en contact avec d’autres langues et, en ce sens, cela prouve sa vitalité, sa créativité – qu’on retrouve d’ailleurs dans le lexique et les expressions recueillis par le Dictionnaire des francophones (DDF), qui en constitue une reconnaissance.
Un constat étonnant et paradoxal après le Brexit, c’est en revanche la régression du français en Europe. Comment l’expliquer ?
Les chiffres de l’enseignement du français langue étrangère dans le monde sont stables, avec 51 millions d’apprenants, ce qui en fait toujours la deuxième langue la plus apprise. Et elle progresse globalement sur la plupart des continents, surtout en Asie et dans les Amériques, mais, en Europe, en effet, le nombre d’apprenants baisse de près de 10 %.
Contrairement à la volonté exprimée par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne et aux recommandations du Conseil
de l’Europe, il n’y a souvent qu’une langue obligatoire, l’anglais, dans les systèmes éducatifs nationaux. Et parfois pas de possibilité d’une deuxième langue ou alors en option. Le français étant le mieux placé quand une seconde langue est enseignée, c’est par conséquent la première victime. Elle devance néanmoins encore l’espagnol et l’allemand. L’avenir de son enseignement sur le sol européen est intimement lié aux politiques linguistiques des pays. Qu’ils rendent obligatoires deux langues étrangères, et le français va automatiquement remonter.
Ces quatre dernières années ont été marquées par la pandémie. Qu’en est-il de l’enseignement du français au niveau numérique ?
Le distanciel a évidemment explosé. Et même si des établissements comme les Alliances françaises ont pu perdre jusqu’à la moitié de leur
effectif durant la période 2022/21, elles ont réussi à s’adapter grâce à une offre de cours en ligne. Cela ne remet pas en cause son apprentissage. La vraie question serait plutôt sa place sur Internet et son accessibilité, c’est-à-dire son « degré de cyber-mondialisation », qui sert à mesurer les atouts d’une langue pour la mondialisation dans l’univers numérique. Sachant que 40 % de la population globale est au moins bilingue et que, contrairement à ce que l’on entend, l’anglais ne représente pas plus de 25 % des contenus numériques. Le français, lui, arrive en 4e position, derrière l’anglais, le chinois et l’espagnol, dans un groupe comprenant l’arabe, l’hindi, le portugais et le russe. Mais en taux de connexion des locuteurs (langue première ou seconde) combiné à leur dispersion géographique, le français est la langue la plus cyber-mondialisée avec l’anglais. D’autant qu’il existe une réserve considérable de francophones qui, à cause de la fracture numérique en Afrique, ne sont pas encore connectés et qui, demain, devraient faire vivre davantage le français sur Internet.
N’y a-t-il pas une autre fracture numérique sur le plan de la diversité culturelle ?
Depuis la Covid-19, la majorité des contenus culturels sont désormais consommés en continu en ligne et sur des plateformes. Et les algorithmes de ces plateformes ont tendance à suggérer des produits, audiovisuels, cinématographiques, musicaux, selon des critères assez
flous et très souvent favorables à ce qui vient des États-Unis. Cela remet en cause aussi bien la circulation des biens culturels que des
artistes. C’est en ce sens que l’OIF a adopté une stratégie numérique en décembre 2021 visant à favoriser la littératie numérique francophone et ce que les Québécois ont appelé la « découvrabilité », c’est-à-dire la capacité d’un contenu culturel à être à la fois repéré, disponible et recommandé sur la Toile. C’est dans ce but qu’ont été créés en septembre 2020 la plateforme TV5MONDEplus et en mars 2021 le Fonds Francophonie TV5MONDEplus, avec à la clé plusieurs milliers d’heures de programmes accessibles en ligne et gratuitement. C’est un début, et il y a de nouvelles coalitions à monter sur ces enjeux de découvrabilité pour faire vivre la diversité culturelle.
Quelles sont les pistes explorées par le Rapport encourageantes pour l’avenir du français ?
Globalement, la demande de français reste forte et il y a une vraie dynamique. Je n’ai pas évoqué ces pays d’Afrique dans lesquels l’anglais est langue d’enseignement, comme le Rwanda ou le Ghana, qui souhaitent que le français soit appris massivement et qui bénéficient aujourd’hui du programme de mobilité des professeurs mis en place par la Francophonie. Autre point positif : la progression des diplômes de français professionnel, qui révèle que le français est perçu comme une langue utile et moins élitiste, une langue pour travailler et faire des affaires. Je citerai également la lutte pour le multilinguisme dans les organisations internationales, dont la Secrétaire générale de la Francophonie a fait une priorité. Là aussi nous sommes à un tournant, mais avec une vraie prise de conscience, actuellement au sein de l’UE avec la présidence française mais aussi de l’ONU qui a adopté un nouveau cadre pour les langues, en vue d’évaluer les compétences linguistiques des personnels et de mieux les prendre en compte dans le recrutement et les carrières.
L’OIF accompagne une réflexion qui devrait aboutir avant la fin de l’année pour que soit adopté un cadre stratégique, afin de corriger les dérives qui font que la majorité des textes ou des appels d’offres ne sont rédigés qu’en anglais. Ce sont des discriminations de fait qui handicapent entre autres les francophones et ne favorisent pas le bon fonctionnement des organisations internationales. Autant d’enjeux cruciaux pour l’avenir qui seront abordés lors du prochain Sommet de la Francophonie (à Djerba, les 18 et 19 novembre) afin de redéfinir et de préciser certains engagements prioritaires des 88 États et gouvernements membres en faveur de la langue française et de la diversité linguistique de la Francophonie.
Propos recueillis par Clément Balta