Vie de prof – « L’une de mes jambes est toujours en France »
Professeur de didactologie des langues et des cultures à l’université Rikkyo à Tokyo, Fumiya Ishikawa est également romancier et… éleveur d’oiseaux en voie de disparition. Il revient sur son parcours d’enseignant et sa relation au français, appris à l’université, d’abord au Japon, puis en France et en Suisse, et sur sa passion pour la philosophie indienne qui a motivé son apprentissage.
« Si j’enseigne le français aujourd’hui, c’est – aussi curieux que cela puisse paraître – grâce à un prof de maths et à un prof de japonais. J’étais alors élève dans une yobikô, une de ces écoles préparatoires aux concours de l’université. Mon prof de maths évoquait souvent ses années de français à l’université et ses voyages en Suisse romande. Mon prof de japonais, lui, nous partageait sa passion de la philosophie indienne et du sanskrit. Sous leur double influence, je décidai de m’inscrire en philosophie indienne et de choisir le français comme deuxième langue étrangère – la première étant l’anglais qui, au Japon, est obligatoire à l’école. Mon objectif était de partir du français pour apprendre ensuite d’autres langues indo-européennes et remonter jusqu’au sanskrit.
J’ai donc pris également des cours d’espagnol, d’allemand et de latin tout en me spécialisant, en troisième année, en études françaises : si je voulais réussir à maîtriser cette langue difficile – par ses caractères latins si éloignés du japonais, sa prononciation, son sémantisme, ses expressions idiomatiques –, il fallait que je laisse les autres langues de côté, au moins pour un temps. Je suis allé jusqu’à la licence en arts libéraux et à un mémoire consacré aux Contes de Perrault. Puis, j’ai travaillé dans une société informatique, avant de revenir, en 1993, à l’étude du français à l’université de Tokyo et parallèlement à l’université Stendhal- Grenoble-III. J’ai aussi passé un diplôme à l’université de Genève, en Suisse. Et je ne me suis pas spécialisé en littérature, mais en linguistique et en didactique des langues et des cultures. J’ai consacré ma thèse de doctorat aux questions de « Continuité et discontinuité entre situation d’enseignement/apprentissage et situation naturelle », à Paris-III, sous la direction de Francine Cicurel, dont j’ai été le premier thésard !
Mon lien avec l’université Paris-III ne s’est jamais coupé. Je suis aujourd’hui encore membre associé du groupe IDAP-DILTEC (Interactions didactiques et agir professoral – Didactique des langues et des cultures). Je poursuis mes recherches en didactique, notamment sur la formation des enseignants de FLE et sur les enjeux de l’enseignement du français au Japon. Comme beaucoup, j’ai commencé à enseigner en parallèle de mes études. C’était sans doute une vocation prédéterminée par la famille d’enseignants à laquelle j’appartiens. J’ai choisi cette voie héréditaire, ce qui ne m’a pas empêché de faire d’autres expériences, notamment de l’interprétariat pour une interview d’Anna Karina, l’ex-femme de Jean-Luc Godard, en 2000 ou lors de conférences données par des enseignants de français au Japon, notamment Daniel Coste en 2004.
« Mon objectif était de partir du français pour apprendre ensuite d’autres langues indoeuropéennes et remonter jusqu’au sanskrit »
L’enseignement me permet en tout cas de transmettre ma passion du français et de faire découvrir aux étudiants le charme si particulier de cette langue et la vision du monde qu’elle véhicule. Mon “décalage linguistique” m’a incité à scruter avec un oeil extérieur, voire naïf, les éléments sur lesquels les spécificités du français sont fondées et quelquefois à m’en amuser. J’ai accumulé peu à peu toute une série de réflexions, que j’ai finalement compilées dans mon dernier ouvrage : Le FLE ou français langue extraordinaire ! (L’Harmattan, 2021). J’y aborde notamment les questions de prononciation et les innombrables exceptions, par exemple sur les consonnes finales supposées muettes, mais que l’on prononce dans certains cas, comme dans déficit, dans os au singulier, ou dans fils dont le “s” se prononce mais non le “l” quand il s’agit de l’enfant, alors que c’est l’inverse quand le mot désigne des brins longs et fins !
Je me suis penché aussi sur d’autres particularités qui tiennent à la sémantique : il n’est pas du tout évident par exemple pour l’apprenant étranger qu’un même mot puisse avoir des sens opposés, comme le verbe défendre, qui signifie à la fois protéger et interdire (“le fruit défendu” de la Bible). Sans oublier tous les cas où l’enseignant ne peut que répondre : “Je vous dirais tout simplement que ça ne se dit pas !”
J’enseigne surtout à des débutants. Dans la majorité des universités japonaises, de nos jours, l’apprentissage d’une langue étrangère n’est obligatoire qu’en première année, et malheureusement beaucoup d’étudiants arrêtent ensuite.
J’essaie toujours d’ajouter d’autres éléments aux manuels pour motiver les étudiants : je leur raconte mon expérience, je leur montre des extraits de films, tirés par exemple du Carrosse d’or de Jean Renoir ou d’Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. C’est un film difficile, qui nécessite bien sûr des sous-titres en japonais, mais c’est très intéressant car il s’agit d’un film sur les films, un “métafilm”, et le métalangage me passionne.
« Je vais écrire mon premier roman en français, il traite de la famille et se déroule entre la France et le Japon »
Ces deux dernières années, avec la crise sanitaire et les contraintes de l’enseignement à distance, n’ont pas été évidentes. J’avais la chance d’avoir des étudiants de niveau avancé, déjà adaptés à l’enseignement numérique. Les colloques se faisaient aussi en visioconférence, alors que je venais auparavant à peu près quatre fois par an en France pour faire des communications. La “vraie France” me manque ! Mais j’ai pu me consacrer à mes recherches sur une des branches du dialecte de ma région natale (au centre du Japon) qui est menacé de disparition, le mikawa-ben, parlé par mes parents et grands-parents.
Ce n’est pas la première fois que j’étudie un sujet pour lutter contre sa disparition : j’élève des cacatoès, menacés d’extinction, auxquels j’ai consacré un ouvrage, publié en 2009.
En avril, date de la rentrée universitaire japonaise, s’ouvre pour moi une année sabbatique qui me permettra de poursuivre ces recherches sur le mikawa-ben et également de finaliser mon deuxième roman. J’ai déjà publié un roman en japonais en 2019, Kioku-no chôsei (Les Chuchotements de mémoires), mais ce sera mon premier roman en français. Il traite du sujet de la famille et se déroule entre la France et le Japon. Car j’ai désormais toujours “l’une de mes jambes” en France, et la langue française fait partie de mon identité. En “vivant” avec elle, j’espère avoir la chance d’accéder un jour au sanskrit et à la philosophie indo-européenne. »
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevalier