FDLM436 – Faire des phrases mur à mur
Reportage – Faire des phrases mur à mur
La Puce à l’oreille : « La puce francophone : faire des phrases mur à mur » – Lucie Bouteloup
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Pascal Paradou : Bonjour Lucie !
Lucie Bouteloup : Bonjour Pascal.
Pascal Paradou : Vous parlez donc francophone aujourd’hui.
Lucie Bouteloup : Et oui, puisque c’est le mois de la Francophonie. Et dans cette Puce aujourd’hui, il sera question à la fois de façon de parler, mais aussi d’histoires de bouche.
[Pascal Paradou : Miam, miam]
Un programme fort réjouissant donc, que je vais vous présenter avec Bernard Cerquiglini, en prenant bien soin d’éviter de « faire des phrases mur à mur ».
[Pascal Paradou : « mur à mur… »]
« Faire des phrases mur à mur » : qu’est-ce que ça veut dire et d’où ça vient ? La réponse dans quelques instants.
Mais avant, j’ai tendu mon micro à la classe de Carole Rossignon, de l’école Forest, à Paris.
Jingle et tapis sonore du micro-trottoir de La Puce à l’oreille
Des enfants parlent chacun à leur tour :
– Ca veut dire, tu fais des phrases, mais heu, tu parles de très loin.
– Tu dis une phrase sans respirer.
– Pour moi, ça veut dire, parler heu … sur le mur ?
– Tu parles très, très vite et heu, comme tu parles très, très vite, t’as du mal à parler.
– En fait, je crois que c’est comme un dialecte entre deux personnes. Mais aucune des deux n’écoute, du coup la deuxième personne répond, mais c’est complètement un autre thème.
– C’est faire une phrase, que, on comprend pas trop et donc heu, tu fais une phrase un peu « machouillée » et on va dire : « t’as fais une phrase mur à mur », comme si tu faisais une phrase collée à un mur.
– Tu murmures tellement, que personne te comprend.
– C’est dire une phrase « mot à mot ».
– C’est parler tout doucement, comme un murmure.
– En fait, je pense que ça veut dire : sortir une phrase que personne n’a jamais sorti. Une phrase rare qu’on emploie jamais.
– Faire des phrases « mur à mur », c’est dans tes pensées. Tu imagines, t’écris sur un mur.
– Pour moi, un mur, c’est comme un côté. [inaudible] Et ben, parler « mur à mur », c’est parler pour les deux côtés. Pour ne pas avoir de [inaudible]
Jingle « La Puce à l’oreille » dit par des enfants
Lucie Bouteloup : Alors Bernard Cerquiglini, qu’est-ce que vous pensez des propositions de ces enfants face à cette expression francophone ?
Bernard Cerquiglini : Lucie, j’en pense beaucoup de bien. Les enfants ont beaucoup d’imagination, surtout en matière de langage. Ils ont pensé à à peu près tout.
À tout, sauf à la réalité de l’expression québécoise, qui est peut-être un peu prosaïque pour eux. « Faire des phrases mur à mur », ça signifie : tenir des propos ronflants. Des phrases qui occupent tout l’espace : d’un mur à l’autre.
Lucie Bouteloup : C’est un petit peu comme quand on « pince son français », comme disent les Belges.
Bernard Cerquiglini : Oui. Rappelez-vous ce que disent les Méridionaux des Parisiens : « Ils parlent un peu pointu » [Il dit la phrase en imitant l’accent méridional]. Donc, apparemment, les Parisiens parlent avec le bec un peu serré.
Lucie Bouteloup : Alors, là c’est un peu snob. Il y a une connotation un petit peu snob.
Bernard Cerquiglini : Un peu snob. En resserrant un peu les lèvres, les consonnes.
Lucie Bouteloup : Ce qui n’a rien à voir avec « parler avec une patate chaude dans la bouche .» [Elle imite un accent snob]
Bernard Cerquiglini : Ah, la patate est très importante en Amérique du Nord, c’est la nourriture de base.
Lucie Bouteloup : Donc ça, ça vient du Québec cette expression.
Bernard Cerquiglini : Ça vient du Québec…
Lucie Bouteloup : Mais on l’utilise quand même chez nous, hein ?
Bernard Cerquiglini : Mais oui, bien sûr ! Avoir une patate chaude dans la bouche, c’est avoir du mal à s’exprimer, marmonner, balbutier.
Lucie Bouteloup : En tout cas, vous, mon cher Bernard, vous « parlez comme de l’eau », on peut dire.
Bernard Cerquiglini : Oh, vous êtes bien aimable. Il y a beaucoup d’expressions sur l’eau en français, comme « deux gouttes d’eau. »
Lucie Bouteloup : Ça vient d’où cette expression, « parler comme de l’eau » ?
Bernard Cerquiglini : Alors, c’est une expression gabonaise, qui signifie : parler aisément. [Lucie Bouteloup : parler avec facilité.]
J’ai envie de dire, en utilisant un anglicisme : parler de façon fluent. Puisque l’anglais fluence vient de « fluere », couler [Lucie Bouteloup : courante]
C’est parler comme de l’eau qui coule. C’est une très belle image.
[Lucie Bouteloup : On boit vos paroles en somme.] Exactement, bravo Lucie.
Lucie Bouteloup : D’autant dire que vous n’êtes pas du genre à « faire rire les poissons ».
Bernard Cerquiglini : Ah, quelle image merveilleuse. [Lucie Bouteloup : j’adore] « Faire rire les poissons » au Québec, ça signifie : raconter des chimères, des mensonges. « C’que tu dis, bah, ça fait rire les poissons » [Il prend l’accent québécois] Ils n’entendent pas les poissons, mais justement, c’est des mensonges tellement gros, qu’ils parviennent à les entendre et ça les fait rire.
Lucie Bouteloup : Donc, c’est raconter des mensonges, c’est raconter des bobards. [Bernard Cerquiglini :
des bobards, oui. ] C’est un petit peu comme quand on a « la bouche sucrée. »
Bernard Cerquiglini : « La bouche sucrée » – là on change de continent –, c’est une expression africaine, qu’on a relevé en Côte d’Ivoire. Mais on l’a aussi au Sénégal : « la langue sucrée ». C’est être un beau parleur, flatter.
Lucie Bouteloup : C’est pas forcément négatif quand on a « la bouche sucrée ». [Bernard Cerquiglini : non]
On peut faire des compliments, mais pas forcément pour arriver à ses fins.
Bernard Cerquiglini : Pas forcément, c’est être un bon rhétoricien.
Lucie Bouteloup : Et la bouche, eh bien, on va continuer à en parler, puisqu’il existe tout un tas d’expressions autour de cette bouche dans la francophonie. Notamment on parle de « la bouche qui marche beaucoup », c’est-à-dire … ?
Bernard Cerquiglini : Oui, alors ce sont des expressions africaines, qui souvent traduisent des expressions de langues africaines. Mais qui montrent l’importance de l’oralité en Afrique.
« Avoir la bouche qui marche beaucoup », c’est dire des méchancetés. Ah, cette jeune fille est méchante : « elle a la bouche qui marche beaucoup ». Elle a la langue « bien pendue » en quelque sorte.
Lucie Bouteloup : En tout cas, vous, « vous ne changez pas votre bouche » mon cher Bernard.
Bernard Cerquiglini : « Changer sa bouche » en Afrique, c’est changer ce que l’on a dit, ne pas tenir parole.
C’est intéressant, parce que, en Belgique, on dit : « manger sa parole ». En France, on dit : « manger la consigne ». C’est quelque chose qui tourne autour de la bouche.
En tous les cas, « changer la bouche », c’est ne pas tenir ce qu’on a dit.
Lucie Bouteloup : Y’a pas « avoir deux bouches » ?
Bernard Cerquiglini : Bien sûr : être hypocrite. On dit, nous : « avoir deux discours ». Il vaut mieux dire : « avoir deux bouches ». Cet homme politique « a deux bouches » : il dit tout et son contraire.
Lucie Bouteloup : Et « faire la bouche », qu’est-ce que c’est « faire la bouche » ?
Bernard Cerquiglini : Ah, c’est une expression qu’on entend beaucoup au Bénin, en République centrafricaine, au Mali. C’est se vanter : « faire la bouche ». Il « fait la bouche » devant les filles. [Ils rient tous les deux]
Lucie Bouteloup : En tout cas devant tant d’érudition, Bernard Cerquiglini, je ne peux que « recevoir votre bouche », c’est-à-dire : accepter votre autorité.
Bernard Cerquiglini : Ah, vous êtes bien aimable ! Là, elle est très belle cette expression, parce qu’elle traduit bien l’importance de l’oralité, des traditions. « Recevoir la bouche de quelqu’un », c’est être sous ses ordres, lui obéir, mais accepter son autorité.
J’ai entendu un Africain qui disait : « mon propre fils ne respecte pas ma bouche. »
Lucie Bouteloup : Formidable ! Merci Bernard Cerquiglini d’être venu dans La Puce à l’oreille pour ouvrir la saison de la francophonie.
Je rappelle que vous participez, que vous êtes même à l’initiative de ce beau projet numérique et collaboratif de dictionnaire des Francophones, dont le lancement aura lieu pendant la semaine de la Francophonie, du 14 au 22 mars prochain.
L’occasion de retrouver d’autres expressions réjouissantes francophones dans les semaines à venir.