« Toute action d’enseignement est porteuse de valeurs »
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien de notre rubrique « Idées » avec Philippe Meirieu, auteur de La Riposte (éditions Autrement). Un article à retrouver dans le numéro 425 de septembre-octobre 2019. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !
Propos recueillis par Marion Rousset
Philippe Meirieu est professeur des universités émérite en sciences de l’éducation, ancien conseiller régional de Rhône-Alpes, délégué à la formation tout au long de la vie. Il a publié un grand nombre d’ouvrages sur l’école et la pédagogie. Son site : www.meirieu.com
Avec La Riposte, Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de la pédagogie, livre un essai sans concession contre les querelles stériles sur l’école et dessine les enjeux d’un modèle scolaire capable de prendre en compte les élèves dans leur singularité sans renoncer à construire un monde commun.
Pourquoi les questions éducatives – et en particulier pédagogiques – suscitent-elles toujours autant de polémiques ?
D’abord, depuis François Guizot et Jules Ferry, la France s’est largement construite en tant que nation par son école. C’est elle qui a fait l’unité nationale, grâce au quadrillage du territoire qu’elle a mis en place, à l’idéologie qu’elle a portée et au remplacement des patois par le français… Ensuite, tous les Français sont allés à l’école et ont donc un avis sur la question : il y a autant de ministres de l’Éducation nationale potentiels que de citoyens ! Enfin, l’école est un sujet qui interroge à la fois notre avenir commun et celui de nos propres enfants – deux questions dont les enjeux ne sont pas toujours convergents. On peut ainsi être favorable à la mixité sociale dans une perspective d’intérêt général et y être opposé pour son cas particulier. Dans une démocratie, il est donc normal que l’institution scolaire soit l’objet de vifs débats.
En dépit des critiques adressées depuis longtemps aux pédagogues, comment expliquez-vous la fascination actuelle pour une méthode comme celle de Montessori ?
Les personnes les plus critiques vis-à-vis des pédagogues adoptent souvent le point de vue de l’État et du « commun » : elles les accusent, à mon avis totalement à tort, d’être béats devant la spontanéité enfantine et de négliger la construction d’un « monde commun » qui suppose une transmission de la culture – au forceps, si nécessaire. La fascination pour Montessori s’inscrit dans la mouvance du « développement personnel ». Ceux qui défendent cette méthode pensent d’abord à l’épanouissement de leur propre progéniture. Ils estiment que l’école publique ne considère pas leur enfant à sa juste valeur. La critique du pédagogisme et la défense de Montessori peut coexister chez les mêmes personnes, qui ne sont pas gênées par ce grand écart.
« Ceux qui défendent la méthode Montessori pensent d’abord à l’épanouissement de leur propre progéniture. Ils estiment que l’école publique ne considère pas leur enfant à sa juste valeur »
À côté de l’« antipédago », vous pointez la naïveté de l’« hyperpédago » qui a le vent en poupe…
L’hyperpédago est celui qui refuse toute contrainte en éducation et prône une psychologie de bazar, une spiritualité de pacotille. C’est une figure qui rencontre aujourd’hui beaucoup d’écho dans l’opinion publique et qu’on trouve dans certaines écoles « alternatives » et chez les promoteurs de l’instruction en famille. Ce personnage s’exprime dans maints magazines de « développement personnel » et organise des « salons commerciaux » qui ne désemplissent pas. Ce qui m’inquiète, c’est la complicité dont il bénéficie de ceux-là mêmes qui prétendent tenir à la transmission et défendre la culture. En fait, les pédagogues qui disent simplement qu’il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent se trouvent attaqués, simultanément, par ceux qui exaltent le seul enseignement de manière quasiment religieuse et par ceux qui croient à la spontanéité des apprentissages de manière quasiment mystique.
« Je crains que cette mode des neurosciences ne fasse oublier que toute action d’enseignement et d’éducation est, qu’on le veuille ou non, porteuse de valeurs, d’une vision de l’humain et d’un projet de société »
Que vous inspire la mode actuelle des neurosciences appliquées à l’école ?
Il y a là une forme de scientisme qui rassure sans doute les parents d’élèves. Mais il ne faut pas que les neurosciences réduisent le monde à ce qu’elles en étudient grâce à l’imagerie cérébrale. Je crains que cette mode ne fasse oublier que toute action d’enseignement et d’éducation est, qu’on le veuille ou non, porteuse de valeurs, d’une vision de l’humain et d’un projet de société. Si les neurosciences peuvent peut-être aider les élèves à mieux mémoriser, elles sont incapables de dire si nous devons leur faire mémoriser des listes de vocabulaire, des poèmes de Rimbaud, du code informatique ou des sourates du Coran. C’est toute la question du choix des contenus. Mais les valeurs portées par l’enseignant s’expriment aussi dans les gestes quotidiens à l’égard de chacun et chacune de nos élèves, lesquels relèvent d’une réflexion éthique dont nulle certitude scientifique ne saurait nous exonérer.
Comment faire en sorte que l’individualisation des élèves s’accorde avec la construction d’un collectif ?
L’enjeu est de conjuguer le « droit à la différence » et le « droit à la ressemblance ». Le premier, c’est le droit pour chaque élève d’être traité dans sa singularité, en fonction de son histoire et de ses besoins spécifiques. Le second, c’est le droit pour toutes et tous d’accéder ensemble à des œuvres qui unissent les humains entre eux, leur permettent de communiquer et de s’éprouver comme participants ensemble de l’humaine condition.
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Compte rendu
C’est un cri de colère lancé par l’un des plus célèbres pédagogues. Qui mieux que Philippe Meirieu sait combien les questions scolaires déchirent en vain la société française ? Dans un contexte où tout un chacun se sent habiliter à donner son avis, on n’en finit pas d’entendre des hommes politiques ou l’opinion publique plaider pour le retour des bonnes vieilles méthodes. Beaucoup défendent la méthode syllabique, le pouvoir des notes ou l’importance du redoublement. Ils en appellent au retour du « par cœur » et de la sanction, censés permettre de redonner foi dans l’école de la République. À cette exigence, se superposent des demandes paradoxales de parents qui souhaitent que l’institution prenne en compte les besoins propres de leur enfant. D’où la passion actuelle pour les écoles alternatives et les neurosciences. À force d’osciller entre querelles superficielles et recettes miracles, on en est venu à esquiver « les interrogations fondatrices sur le sens de l’éducation qu’on veut donner à nos enfants et le monde à venir, estime Philippe Meirieu. Nous ressemblons à des marins qui dissertent sur les qualités du capitaine et se disputent sur les avantages réciproques de la voile et de la vapeur sans jamais consulter une boussole ni s’interroger sur leur destination. »
Marion Rousset
Extrait
« Je récuse simultanément la nostalgie autoritariste et le spontanéisme naïf qui se partagent l’opinion. […] On cherche à s’allier, en même temps, les “antipédagos”, par des déclarations fracassantes sur le “retour de l’autorité” comme sur l’“obligation de résultat”, et les “hyperpédagos”, par l’utilisation habile des neurosciences qui démontreraient le caractère catastrophique sur la personne de l’autoritarisme aveugle comme de l’obsession évaluative. On flatte les uns et les autres, on juxtapose des déclarations et des mesures contradictoires. Et l’on passe ainsi complètement à côté de la véritable pédagogie, celle qui forme à la liberté tout en assumant des contraintes fécondes, qui transmet la culture dans ce qu’elle a de plus exigeant sans supposer qu’un discours magistral bien construit abolit magiquement toute résistance, qui s’efforce, au quotidien, de conjuguer le plaisir et l’effort dans les apprentissages. »
Philippe Meirieu, La Riposte, éditions Autrement, 2018, p. 33-34.
Antonio Quizhpe Rojaas
Il faut ajouter des informations pour la formation del professeur debutants du FLE.