L’incroyable histoire des registres de langue
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique MNEMO d’Adrien Payet et son Incroyable histoire des registres de langue, avec une illustration de Lamisseb, à retrouver dans le numéro 423 de mai-juin 2019. Avec deux téléchargements en fin d’article : la fiche pédagogique et l’audio. Bonne lecture à toutes et à tous !
Il existe toutes sortes de mots dans la langue française. Les doux qui apaisent, les durs qui blessent, les gros mots, les mots compliqués, les mots absurdes, ceux qui ne veulent rien dire… La cohabitation n’est pas toujours facile. Par exemple un mot doux n’aime pas rester à côté d’un gros mot. Imaginez donc !
– Très cher connard, mon cœur, ça va ? Au départ tous les mots vivaient ensemble. Bien sûr il y avait des quartiers et parfois des clans. C’était le cas pour les gros mots.
– On peut aller dans le quartier des gros mots avec les copains ?, demande un jour le mot Innocence à son papa.
– Hors de question, répond le père, il y a trop de mauvaises fréquentations là-bas !
– Tu dis ça parce qu’ils sont gros ?! C’est injuste de juger des mots par leur taille !!!
– Ça n’a rien à voir avec la taille. Les mots qui habitent là sont vulgaires ! En haut d’une montagne vivaient des mots doux. On y entend tous les jours des « mon amour », « mon cœur » « mon lapin », « ma belle »… Les mots doux sont très accueillants.
– Chérie on déménage chez les mots doux ?, dit un jour le mot Pou à sa femme Puce.
– Le loyer est trop cher ! Et ils ne voudront pas de nous car on n’est pas des mots doux.
– Prononcés avec tendresse tous les mots peuvent devenir doux.
Et ainsi le mot « puce » est entré dans le lexique des mots doux. Pou, lui, est revenu en ville, il ne s’est pas adapté. Les mots vivaient ainsi en paix. Pourtant un jour une guerre éclata. Un mot dur tua un mot tendre. Un gros mot blessa un mot doux. Un mot vulgaire agressa un mot rare. Le Grand Ordonnateur a dû intervenir.
– Chers mots, mes amis, mes frères… J’ai cru que malgré nos différences nous pourrions tous vivre ensemble, sans frontière. Nous avons tous notre mot à dire et nous avons tous notre place dans le discours. Mais étant donné la crise actuelle, je proclame l’état d’urgence et vous ordonne de vous séparer en catégorie. Nous allons former des registres de langue.
– Comment allez-vous faire ?, demande une journaliste.
– Nous allons former trois grands registres : le langage familier, le langage courant et le langage soutenu. Vous recevrez une lettre vous indiquant votre registre. Est-ce clair ?!
Quelques jours après des milliers de mots déménageaient pour habiter leur registre.
– Salut Graillé, tu vas où ?
– Dans l’argot. J’ai trop la dalle ! J’espère qu’il y a aura quelque chose à grailler là-bas !
– Laissez-moi passer, s’exclame le verbe Dérober, je vais vivre dans le registre soutenu.
– Moi je vais où ?, demande le mot Caisse à un policier ?
– Vous êtes une caisse à chaussure c’est bien ça ? Alors vous allez dans le langage courant.
– D’accord. Mais je suis aussi une voiture.
– Dans ce cas, vous allez vivre aussi dans le langage familier.
– Deux maisons ! Super !
De grands référendums ont été organisés. Chaque registre a créé sa loi. Celle du langage familier est beaucoup plus souple que celle du langage courant ou soutenu. On peut y utiliser des abréviations. Par exemple « T’es là » à l’oral au lieu de « Tu es là » ou « p’tit déj » au lieu de « petit-déjeuner ». On peut même ne pas prononcer le « ne » de la négation. « J’ai pas sommeil » au lieu de « Je n’ai pas sommeil ». Le pronom « on » habite dans le registre familier et il est très utilisé, beaucoup plus que « nous ». C’est pourquoi dans le langage familier on dit « On y va ? » au lieu de « Nous y allons ».
Le langage courant reste le plus utilisé dans les situations habituelles : un professeur et ses apprenants, un journaliste, un politicien, etc. Si on prend la population complète des mots, la majorité fait partie de ce registre. Enfin, dans le langage soutenu on trouve des mots rares ou des mots très vieux tels « smaragdin » ou « thébaïde ». Ceux-là vivent dans des maisons de retraite. Presque plus personne ne leur rend visite, sauf quelques poètes. C’est très triste car le jour où on ne les utilisera plus du tout, ils seront morts et disparaîtront sans doute du dictionnaire. Il y a aussi les mots chics, qui forment en quelque sorte la haute société de la langue française. Dans le registre soutenu on ne dit pas une « maison » mais une « demeure ». Les phrases sont parfois longues et les tournures sont souvent élégantes. Dans ce registre on peut utiliser le passé simple ou le passé antérieur à l’oral sans aucun pro- blème « Ils furent ravis de cette soirée ! »
Le Grand Ordonnateur est rentré dans son palais, soulagé. Dès lors que les registres de langue ont été établis, l’ordre est revenu. N’hésitez pas pour varier votre français à tous les utiliser. D’un registre à l’autre pour voyager, vous n’aurez besoin ni de visa, ni de papier d’identité !
Astuces mnémotechniques :
1- Dans le langage familier on peut utiliser des abréviations (le p’titdéj).
2- L’argot et le langage vulgaire rentrent dans la catégorie du langage familier (par exemple « Grailler » pour manger).
3- Le pronom « on » s’utilise dans le langage familier et « nous » dans le langage courant.
4- Les mots rares ou élégants tel « demeure » font partie du langage soutenu.
5- On peut utiliser le passé simple ou le passé antérieur à l’oral dans le langage soutenu.