« La langue, premier véhicule de la diversité culturelle »
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien d’ouverture du dossier « Langue française et action culturelle : le duo gagnant », à retrouver dans le numéro 425 de de septembre-octobre 2019. Bonne lecture à toutes et tous !
Délégué général à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), Paul de Sinety occupe un poste privilégié pour observer, et agir, sur les interactions entre langue française et culture, en France comme en dehors. Entretien avec un homme de culture qui défend sa langue, la francophonie et le plurilinguisme.
La DGLFLF a un programme nommé « action culturelle et langue française » : en quoi consiste-t-il ?
C’est un appel à projets sur le territoire national. Il s’adresse à toute structure, issue souvent du monde associatif, qui accompagne à travers des projets culturels des populations en position de fragilité linguistique (publics allophones ou touchés par l’illettrisme) pour une meilleure maîtrise de la langue. En effet, la langue constitue la première porte d’accès à la culture. C’est pour cela, selon la feuille de route que m’a donnée le ministre de la Culture Franck Riester, que le Délégation doit replacer la politique de la langue française et des langues de France au cœur de nos poli- tiques publiques. Cet appel à projets en offre une expérimentation vertueuse. À travers 150 actions soutenues chaque année, il contribue ainsi à renforcer la cohésion sociale de notre pays, prenant pleinement en compte une certaine réalité des territoires et des fractures sociales. Pour le ministère de la Culture, on comprendra que le sujet est central.
Vous avez coécrit, avec l’un de vos prédécesseurs, Xavier North, un rapport sur les artistes issus des mondes francophones (voir FDLM 421, p. 26-27). Peuvent-ils aider les Français à se sentir plus intégrés à la francophonie ?
Oui, et pourtant lorsque l’on voit l’attachement que les Français portent à leur langue, on peut mesurer aujourd’hui quels bénéfices ils tire- raient à avoir conscience que leur langue n’est plus uniquement inscrite dans un hexagone mais qu’elle s’étend sur les cinq continents. Encore aujourd’hui, les Français se disent trop souvent : « Les francophones, ce sont les autres. » Ils ne se sentent pas nécessairement définis par cette francophonie. Or cette francophonie s’ancre d’abord dans une langue mondiale et en partage, parlée par plus de 300 millions de locuteurs aujourd’hui. C’est tout l’enjeu du plan d’action proposé par le président de la République « Une nouvelle ambition pour la langue française et le plurilinguisme », le 20 mars 2018, sous la coupole de l’Institut de France. Le ministère de la Culture est fortement associé à plus des deux tiers des recommandations. La DGLFLF pilote notamment le formidable projet de plate-forme du Dictionnaire des francophones (dont le conseil scientifique a été confié à Bernard Cerquiglini) qui proposera, dès septembre, un accès à plus de 400 000 termes des variétés du français. Mais le projet le plus ambitieux, à mes yeux, demeure la fondation d’une Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, pour faire découvrir à l’ensemble de nos concitoyens la formidable richesse et l’exceptionnel potentiel de la francophonie. Ce projet confié au Centre des monuments nationaux engage fortement la DGLFLF à un travail passionnant de pédagogie et de créativité.
Se « sentir » francophone pour un Français, c’est donc s’ouvrir à la diversité culturelle ?
Promouvoir la francophonie en France fait partie des priorités de la DGLFLF : il s’agit de mieux accueillir, en français, la diversité culturelle. Et c’est probablement aussi s’adresser à des publics qui n’ont pas forcément l’habitude de fréquenter nos salles de spectacles. Dans notre rapport, avec Xavier North, nous avons proposé des mécanismes en France de mises en réseaux francophones, facilitant les résidences, les productions et les diffusions d’auteurs et de créations francophones. Sont notamment mobilisés, sous l’impulsion de la Direction générale de la création artistique, l’Office national de la diffusion artistique, l’Institut français, la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, le Festival des francophonies à Limoges ou la Cité internationale des arts de Paris. La Saison Africa 2020 doit également contribuer à cette ouverture comme à cette reconnaissance nécessaire de la diversité culturelle qui s’exprime au sein même de notre pays.
Pourquoi ces questions sont- elles parfois difficiles à aborder ?
Parce que notre mémoire a du mal à se réconcilier avec elle-même à travers les questions postcoloniales. Il y a aussi les questions de la solidarité Nord/Sud, de l’accueil des migrants en France et en Europe. Je suis convaincu que l’amélioration de l’accueil de la francophonie en France, notamment dans le domaine culturel, ouvre un dialogue sur les sujets mémoriels comme sur les sujets tragiques de l’actualité. Par la culture, c’est toujours mieux que par l’idéologie.
Apprendre le français hors de France amène-t-il à découvrir les cultures francophones ?
La culture vient toujours de la diversité. Il n’y a pas de culture sans diversité, ce n’est pas possible. La langue est le premier véhicule de la diversité culturelle. À partir du moment où elle est autant partagée sur cette planète et où elle s’exprime dans une telle variété, la langue française contribue à un enrichissement formidable. Et les cultures elles-mêmes l’enrichissent de par leur diversité. Accéder à la langue française pour un public étranger, c’est accéder à la France, certes. Mais c’est aussi accéder aux horizons du monde. D’Afrique en Amérique du Nord en passant par l’Asie du Sud-Est. Et cette ouverture doit permettre, par la langue en partage, de constituer de nouveaux réseaux. C’est une opportunité formidable dans le contexte de la mondialisation. Le défi aujourd’hui est de travailler sur ces réseaux, de pouvoir les accompagner et de favoriser leur développement.
Pour les étrangers, apprendre le français peut donc apporter une réelle ouverture internationale ?
Si l’on est aujourd’hui étudiant dans une école de commerce en Argentine (a fortiori en Chine), on n’apprend pas le français seulement parce que l’on est intéressé par des perspectives de marché en France ou en Belgique, mais aussi parce que l’on peut trouver des débouchés en Afrique ou dans l’océan Indien. Le marché de la francophonie, qui est mondial, n’est pas assez quantifié économiquement. Or, la francophonie ouvre un espace de négociations et d’affaires qui peut être considérable si l’on sait l’exploiter. Là encore, la constitution de réseaux francophones trace une piste intéressante.
Langue et culture ne sont-ils pas inséparables, comme le recto et le verso d’une même feuille ? L’une ne va pas sans l’autre. La langue française est une langue de culture. C’est une langue d’usage, mais en même temps une langue de culture. Une langue qui s’exprime dans le domaine des idées, de la science, de la fiction, de la poésie et qui aide égaement à passer un marché, d’une région du monde à l’autre, pour vendre des céréales par exemple… Cette double spécificité, d’autres grandes langues ne l’ont pas. Il faut toujours accompagner l’apprentissage de la langue dans sa dimension stricte- ment linguistique par la promotion de la culture, c’est fondamental pour le français. Mais cette démarche passe aussi par la promotion et la reconnaissance des autres langues et du plurilinguisme.
Avec le jeu vidéo « Romanica » (voir FDLM 424, p. 46-47), nous avons ainsi mis l’accent sur l’intercompréhension des langues romanes. Le jeu vidéo fait partie des productions culturelles et créatives qui touchent aujourd’hui le plus les jeunes dans le monde. La France a une excellence dans ce domaine. Le succès rencontré par « Romanica » doit nous encourager à développer de nouveaux outils numériques et des applications ludiques. Mon objectif est que d’ici 2022, avec l’ensemble des partenaires francophones, la Toile soit réinvestie en français avec des réseaux sociaux rajeunis et animés par des nouveaux « influenceurs de la langue française ».
Propos recueillis par Sébastien Langevin