Stella Baruk, des chiffres et des lettres

Posté le par le français dans le monde

Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, le portrait de la grande pédagogue des mathématiques, Stella Baruk, à retrouver dans le numéro 411 de mai-juin 2017. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !

Texte par Clément Balta

 

D’ouvrages en conférences, elle a révolutionné, doucement mais sûrement, l’enseignement des mathématiques élémentaires. Mais Stella Baruk, c’est aussi l’incarnation d’un français qui n’a jamais été plus vivant et plus passionné qu’il était « langue étrangère ».

 

Mon grand-père me disait qu’il existait trois sortes de personnes : ceux qui savent compter et ceux qui ne savent pas. Depuis au moins quatre fois les dix doigts de la main, Stella Baruk tend à démontrer que ces derniers seront les premiers. Avec un sens aigu du jeu sinon de la facétie que ne renierait pas mon aïeul. Le titre de son premier ouvrage en témoigne, Échecs et maths, qui dès sa publication en 1973 secoue le Landerneau des « mathématiques modernes ». Elle y relate son expérience de professeure dans un institut médico-pédagogique où lui sont confiés des enfants en « inappétence scolaire ». Pour la première fois, elle s’y occupe aussi de jeunes élèves de primaire, qu’elle n’hésite pas à aider individuellement.

« C’est là qu’un jour, raconte Stella Baruk, un élève de 3e m’a demandé pourquoi j’avais dit que la racine carrée de 3 était égale à 9. J’étais stupéfaite. Comment avait-il pu entendre une chose que je n’avais jamais dite ? C’est sans doute à partir de ce moment-là que je me suis posé les questions essentielles sur les diverses raisons pour lesquelles une simple phrase supposée transparente  pouvait ou non avoir du sens pour un élève. » Car Stella Baruk ne s’intéresse pas tant aux « malentendus » qu’à ces « autres entendus » de l’élève. Ce n’est pas qu’il ne comprend pas, c’est qu’il entend autre chose. Une réflexion sur « la matière et la manière » qui interroge directement le langage et le sens qui lui est attaché, et doit être selon elle au cœur même de l’enseignement des maths.

« À Alep, à l’époque du certificat d’études, j’avais 9 ans. »

« Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine ? » Voilà la question qui a donné son titre à un autre de ses best-sellers, L’Âge du capitaine. Elle fut posée à une centaine d’élèves grenoblois de CE1 et CE2. Les trois-quarts ont répondu ont donné 36 ans au berger, je veux dire au capitaine. Sans lien apparent avec le fait que Grenoble soit situé non loin de verts pâturages. Ce serait plutôt le signe d’un renoncement de l’élève à la compréhension des énoncés qu’on lui propose, souvent vides de sens. Dégagé de l’obligation de comprendre, l’enfant devient ce que Stella Baruk appelle, toujours avec ce sens du mot et du jeu qui va avec, des « automathes ».

C’est ce travail sur la nécessaire distinction entre le langage courant et le langage mathématique, spécifique et complexe, qui l’a incitée à se lancer dans la grande aventure d’un Dictionnaire des mathématiques élémentaires (Seuil, 1992) qui fera date et constitue l’outil précieux de nombreux professeurs convertis à la « méthode Baruk ». Méthode qui consiste aussi, en premier lieu, à lutter contre « l’innumérisme » comme on part en guerre contre l’illettrisme. « Certains enfants sont dans un brouillard numérique incroyable, révélait-elle dans un article que le magazine du Monde lui consacrait en 2008. Tout cela à cause de l’archaïsme de l’enseignement de la numération (…) On est constamment dans l’ordinal, on compte, mais il faut aussi être dans le cardinal, donner le sentiment du nombre. C’est ce qui permet ensuite le calcul mental. »

« Il n’y a plus aucune vision épistémologique. On ne justifie plus rien, alors que ce qui se joue au CP est essentiel ! Les nombres ont perdu leur chair, or les mathématiques ne sont pas que chiffres ou signes, elles ont une langue ! »

Elle en appelle à une « révolution douce » de l’enseignement des mathématiques, où l’erreur ne serait plus une faute et où la remédiation ne serait plus un objectif : « Il y a mieux à faire que réparer les enfants, ne pas les abîmer », assure la pédagogue. Malgré de nombreuses expériences menées en classe avec l’appui d’enseignants volontaires, celle qui reste une infatigable combattante de la notion d’inaptitude en mathématique – « une absurdité ! » – a le regret de n’avoir jamais pu suivre tout un cycle de primaire dans sa continuité. Sa méthode a pourtant fait ses preuves, relatées dans ses livres, dont le dernier en date, Les Chiffres ? Même pas peur !, alarme sur le retour en arrière amorcé par les « spécialistes de la numération ». « Il n’y a plus aucune vision épistémologique. On ne justifie plus rien, alors que ce qui se joue au CP est essentiel ! Les nombres ont perdu leur chair, or les mathématiques ne sont pas que chiffres ou signes, elles ont une langue ! »

 

Née en français

« Une photo que je chéris. Beyrouth, en classe de 1re, avec monsieur Fayet, un “missionnaire” professeur de littérature au lycée français, qui nous a tous émerveillés avec des textes fussent-ils “mineurs”. » (1er rang à gauche)

La langue, encore et toujours. Et cette dernière phrase résonne étrangement après la lecture de Naître en français, un récit d’enfance qui prend des allures d’autobiographie langagière, une déclaration d’amour exclusif à la langue de Molière, « n’être qu’en français » en somme. « Les mots étaient de chair, écrit-elle. Ils avaient un cœur, une âme, mais surtout une figure et une voix ». Nombres ou mots, la passion des uns s’est nourrie de celle des autres. Née à Yezd, en Iran, la petite Stella a grandi sous les soleils d’Orient avec le français en partage, source de toutes les découvertes. Et pour cause : sa mère institutrice et son père directeur d’école l’enseignent tous deux à l’Alliance israélite. « Ma volonté d’aider les enfants à comprendre, avoue Stella Baruk, je la dois surtout à mes parents qui se sont beaucoup interrogé sur les réponses qu’on leur donnait, car ils n’avaient pas le français comme langue maternelle. »

Elle a 5 ans quand ils s’installent à Alep, en Syrie. La jeune fille est précoce, lire est sa passion. Les mots sont très tôt prétextes à d’incessantes combinatoires, de récréatives créations. « Avec papa, les mots nous tenaient lieu de jouets. » L’école est le champ libre de toutes les expérimentations. « L’école, c’était notre vie (…) Est-ce d’y être presque née qui me fait confondre au point de les abolir les souvenirs des premiers savoirs avec les premiers souvenirs ? » Il faut parcourir Naître en français pour saisir le bonheur qui affleure au fil des pages, d’une forme de re-connaissance de ses découvertes primitives. « J’avais 8 ou 9 ans, envie de tout savoir. » Elle n’en a pas 13 quand elle est envoyée à Beyrouth dans un pensionnat de sœurs. C’est l’une d’elle, « sœur T. », qui lui donnera la première l’envie de faire des mathématiques.

« A la mission laïque française de Beyrouth, il y avait de tout et ce tout parlait français (…) Un français pittoresque, coloré de petits mots ou d’expressions en arabe se répartissant entre les indispensables, les poétiques, les rigolos et les auxiliaires. »

La boucle est bouclée ? Pas vraiment, car Naître en français n’est pas le récit d’une vocation à proprement parler : si la jeune fille est douée, c’est avant tout pour la vie. « Je voulais tout : la musique, la littérature, bientôt les mathématiques et bien sûr, l’amour. » Et c’est par le français que cette insatiable curiosité se révèle. La re-connaissance se fait reconnaissance : c’est par son français, écrit, transcrit, par ses phrases pleines et déliées, qu’elle lui rend son plus bel hommage. L’amour y côtoie l’humour, avec toujours la langue en dénominateur commun. « Comment être sérieux en langue étrangère ? (…) Pour être heureux de dire, lire ou d’écrire, il n’était d’autre langue que la nôtre. » Mais elle rend compte aussi d’un français pluriel, des arts comme de la rue, comme ce « français farci » qu’elle côtoie au lycée, à la Mission laïque française de Beyrouth : « Il y avait de tout et ce tout parlait français (…) Un français pittoresque, coloré de petits mots ou d’expressions en arabe se répartissant entre les indispensables, les poétiques, les rigolos et les auxiliaires. » Une aventure humaine qui épouse celle d’une langue syncrétique, traversant les frontières et transcendant les croyances. « Ce qui était patent, c’était l’amour que tous mes camarades lui portaient : tout en n’étant pas maternelle [cette langue] se trouvait par la grâce de missionnaires laïques du français à l’étranger porteuse d’émotions littéraires, ou poétiques, ou simplement de savoirs. »

Qui dépasse les nationalités également : « Je n’étais pas française ? Moi ? Mais alors j’étais quoi ? Nous étions quoi ? (…) je ne comprenais pas que nous puissions être autres que ce qu’on lisait, ce qu’on disait, ce qu’on aimait (…) On eut du mal à me consoler. À m’expliquer que même si j’étais née en français, le français était néanmoins à tout le monde. » L’acte de naissance vaut passeport. Cela tombe bien, car « pour être née, avoir grandi, et éprouvé tout ce que je ressentais, savais et vivais en français, je voulais aussi la France » écrit en épilogue de son récit Stella Baruk. Nous sommes au milieu des années 50, elle débarque à Paris. Son œuvre de transmission peut commencer. En chiffres et en lettres, portée par la langue universelle du savoir.

« À Beyrouth, en classe de 1re. »

Stella Baruk en quelques chiffres et lettres :

1932 : Naissance à Yezd (Iran)
1937 : Alep (Syrie)
1934 : Beyrouth (Liban)
1955 : Arrivée à Paris
1973 : Échecs et maths (Seuil)
1985 : L’Âge du capitaine (Seuil)
1992 : Dictionnaire de mathématiques élémentaires (Seuil)
2006 : Naître en français (Gallimard)
2014 : Nombres à compter et à raconter (Seuil)
2016 : Les Chiffres ? Même pas peur ! (Puf)

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