Faire bouger la parole
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique SAVOIR-FAIRE du FDLM 419 de septembre 2018. Bonne lecture à toutes et tous !
Texte par Sylvaine Hinglais
Photos par Kuba Olszak
Sylvaine Hinglais est spécialisée dans l’enseignement de FLE par les techniques théâtrales, notamment à l’Alliance française de Paris, et a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Metteure en scène, dramaturge, elle a fondé en 1996 la Compagnie Cosmopolite du Pierrot Lunaire, formée d’artistes de différents pays (www.lepierrotlunaire.com).
Comment améliorer et enrichir la pratique de l’oral grâce au geste ? Aperçu d’une méthode qui ouvre de nouvelles perspectives d’apprentissage grâce à un « français en mouvement ».
Maillon essentiel de la pédagogie innovante où il s’inscrit, le mouvement stimule et enrichit la pratique de l’oral en langue étrangère. Cet outil d’apprentissage, qui prend en compte la dimension physique et sensible du langage, répond à des objectifs multiples: dynamiser le travail phonétique, affiner l’intonation, créer des réflexes de répartie, faire mémoriser les conjugaisons, de nouvelles structures syntaxiques, etc. Le « français en mouvement » s’adresse à tout public, quels que soient son âge, son origine et son niveau; il se vit individuellement et en groupes, avec le professeur comme guide.
Un apprentissage « phonético-manuel »
Comprendre l’utilisation de cet outil, c’est tout d’abord expérimenter les effets du geste sur la prononciation. Prenons le [y] (« but »), souvent difficile à différencier du [u] (« hibou »), et incitons l’apprenant à tirer lentement un bras vers le plafond, en montant la voix sur cette voyelle. Plus le bras tire vers le plafond, plus la voix monte dans l’aigu, plus le son trouve sa justesse. Au contraire, le [u] se prononce plus facilement avec une voix grave et le geste d’arrondir les bras en couronne devant soi.
La position des lèvres se travaille en faisant le geste de les étirer vers l’avant avec une main, tout en allongeant le son jusqu’au bout du souffle, pour avoir le temps de l’écouter, de le moduler. S’il s’agit du [i], les mains font le geste de tirer les coins de la bouche vers les oreilles, alors que pour le [a] nous chercherons un mouvement d’ouverture. Ainsi, l’apprenant décompose un mot en autant de gestes « phonético-manuels » qu’il y a de syllabes, éprouvant ainsi la sensation musculaire et dynamique de sa production orale.
Suivant le même ordre d’idée, le mouvement fait ressentir dans le corps la rythmique de la langue, ses accents toniques et sa musique propre. « Comment vous appelez-vous ? » peut se travailler sur un rythme binaire, en faisant un pas de marche sur le MENT de Comment et un pas sur le VOUS final, ou en frappant deux fois sur la table, ou en touchant sa joue droite puis sa joue gauche, etc. (Le choix des gestes, une fois la consigne comprise, peut toujours être laissé à l’inventivité des apprenants.)
Pour associer rythme et prononciation, on fera un geste sur chaque syllabe, comme on battrait la mesure (une syllabe égale un temps), lentement d’abord, à la suite du professeur, puis de plus en plus vite, jusqu’à enchaîner sans hésiter. Vivre la rythmique du français dans son corps induit une relation personnalisée à cette langue, et la rapproche de soi. Les apprenants introduisent volontiers leurs propres variations : ils syllabisent une réplique en pilant du mil, en maniant un coupe-sushi, ils dansent les mots en hip-hop, etc. Familiarisé avec la coordination geste/diction, chacun s’aventure à faire bouger le français en lien avec sa propre culture, son identité. Comme référence universelle, le mouvement a l’avantage de créer des passerelles interculturelles et, par là, de redonner confiance en soi dans l’acte de dire et de communiquer en langue étrangère.
« Taï-chi verbal »
De même que toute forme de gestuelle rythmée aide à rythmer les phrases, toute forme de gestuelle fluide aide à la fluidité de l’expression. Par exemple, faire un cercle de la main dans l’espace, en s’effor- çant de l’achever en même temps qu’on finit sa phrase, empêche de trop réfléchir, de hacher la diction. Pour une question, on s’applique à finir le cercle vers le haut, car le mouvement ascendant influence l’intonation. L’apprenant expérimente les schémas intonatifs (exclamation, amabilité, autorité, etc.) en les dessinant dans l’espace (vagues, courbes, lignes droites, etc.) avec la main en même temps qu’il s’exprime.
À partir de là, on peut encourager à bouger tout le corps sur la parole. La consigne reste d’arrêter le mouvement quand on arrête de parler. Seule la musique de la phrase induit l’action. Le professeur articule lentement en bougeant au ralenti, comme au fond de l’eau, puis tout le monde « plonge dans le même bain » et répète, chacun improvisant ses propres mouvements « aquatiques », attentif à la connivence entre geste et diction. Bien menée, cette activité donne le sentiment d’incorporer et de libérer la parole. Une émulation se crée. Même la bête noire des conjugaisons s’apprivoise par ce biais.
Le « taï-chi verbal » décrit ci-dessus favorise la mémorisation. Mais pour créer le réflexe, une fois la conjugaison apprise, on va la répé- ter, la chanter sur différentes notes, en marquant l’accent tonique avec les hanches, les pieds, tout le corps: je m’en VAIS, tu t’en VAS, il s’en VA, nous nous en alLONS, etc. On se passe ensuite le verbe conjugué de l’un à l’autre, sur un geste choisi (par exemple toucher l’épaule du voisin sur l’accent tonique) le plus rapidement possible, en reproduisant le schéma sonore et son geste associé (le même geste à chaque fois) sans se laisser le temps d’analyser, de traduire, de visualiser la phrase écrite avant de parler, autrement dit, sans se laisser le temps de se « bloquer ».
Corps et mémoire
Cette répétition verbale et active systématique, oblige à une forte concentration et favorise chez l’apprenant l’appropriation du réflexe linguistique. C’est une technique d’apprentissage qui permet de ré- duire le fossé entre connaissance théorique et compétence à l’oral. En règle générale, le geste et la parole coordonnés servent à l’assimilation de toutes les structures syntaxiques qui posent problème.
Prenons le cas de la négation : chacun sait qu’il faut utiliser le mot PAS, mais on l’oublie en parlant. On y pensera s’il est mis en relief par un geste fort: lancer une pierre, attraper une mouche, sauter etc. Je ne veux PAS sortir ! (On jette une pierre imaginaire en disant PAS.)
Ce geste, comme tous les mouvements évoqués ci-dessus, n’a aucun rapport avec le sens de la phrase, il est là pour donner une impression physique qui imprime le mot dans la mémoire.
Pour chaque problème spécifique, en phonétique comme en syntaxe, on peut trouver un mouvement qui amoindrit la difficulté, détourne l’esprit de la peur de mal dire, et fixe la forme correcte dans la mémoire.
L’expérience montre que plus le corps s’implique dans l’acte de parole, plus la mémoire retient ce qui est dit. Ainsi, mimer en verbalisant à haute voix nos actions dans la salle de bains (je me déshabille, je me lave, je m’essuie, je me regarde dans le miroir, je me trouve beau, etc.) permet de retenir plus rapidement la forme et la signification des verbes pronominaux, grâce au pouvoir mnémotechnique du geste.
Ici, le mouvement n’est plus utilisé comme nous venons de le voir en tant que procédé systématique coupé du sens, mais comme déclencheur d’un processus mental d’analogie entre l’acte familier accompli et le moyen de l’exprimer en français. C’est par la variété des entrées qu’il offre, dans la mémoire, l’intellect, l’imaginaire et la sensibilité, que le mouvement, exploité pour « mieux dire », ouvre de nouvelles perspectives à la manière d’apprendre.
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