Le Québec : zone de contact
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’un des épisodes de la rubrique éphémère « Je t’aime… moi non plus » qui s’est penchée six numéros durant sur la relation complexe qu’entretiennent l’anglais et le français. Un article à retrouver dans le FDLM 425 de septembre-octobre 2019. Bonne lecture à toutes et tous !
Par Jean-Benoît Nadeau
Reporteur au magazine canadien L’Actualité et chroniqueur au quotidien montréalais Le Devoir, Jean-Benoît Nadeau est l’auteur d’Ainsi parlent les Français (Robert Laffont) et Le français, quelle histoire ! (Le livre de Poche).
Le Québec forme une petite société de la taille de la Suède quasiment noyée dans un continent nord-américain anglophone. Cette province canadienne cultive ainsi un rapport bien particulier entre langue française et langue anglaise.
En 2018, le Québec a été traversé par une énième controverse linguistique découlant de la coutume nouvelle des commerçants montréalais de saluer les clients d’un « Bonjour / Hi » ultra-bilingue. Devant la polémique, l’Assemblée nationale du Québec s’est sentie obligée de voter une motion réclamant de dire « Bonjour » seulement – geste hautement symbolique, sans portée réelle.
Mais ce serait aller un peu vite en affaires que de conclure de cette histoire que le Québec s’anglicise. Dans le match français-anglais, la vraie partie se joue sur le plan du système de valeurs et dans le champ des représentations – pas dans le choix de tel ou tel anglicisme.
Quant au contact entre le français et l’anglais, il n’y a peut-être pas de lieu plus fascinant au monde que le Québec. Sur ce plan, la grande différence sociologique entre Québécois et Français ne réside pas dans leurs anglicismes, mais dans l’intensité du contact avec l’anglais. Les Français doivent s’accommoder de l’influence de l’anglais ; les Québécois ont dû vivre avec sa présence quotidienne, intime, qui va jusqu’à l’assimilation.
Pour en revenir au « Bonjour / Hi », il était inévitable que les commerçants d’une ville aussi bilingue et biculturelle que Montréal développent une manière à eux de saluer les gens dans les deux langues. Mais les pratiques langagières sont transitoires. Quiconque se donne la peine de dire d’abord « Bonjour » au commerçant s’entend répondre « Bonjour », pas « Hi ». La statistique le montre : 95 % de la population québécoise est capable de s’exprimer en français et de dire beaucoup plus qu’un simple bonjour.
Entreprise de revalorisation linguistique
Ce chiffre de 95 % paraît désormais une évidence, mais il n’en a pas toujours été ainsi : il découle d’une très vaste entreprise de revalorisation linguistique. Il y a trois générations, environ le quart de la population québécoise refusait de parler français. Le français, même s’il était la langue de la majorité, était fortement marginalisé et il n’était pas rare, même au Québec, de voir des Canadiens francophones renoncer volontairement à leur langue et à leur culture pour maximiser leurs chances de promotions sociales.
Le travail d’« aménagement linguistique » débute au Québec en 1961 avec la création de l’Office québécois de la langue française. Au départ, les efforts ont consisté à développer le vocabulaire technique en français. La plupart des produits industriels au Québec provenaient des États-Unis et du Royaume-Uni. Les Québécois savent depuis longtemps qu’un objet n’est jamais neutre, culturellement, surtout si le manuel vient dans une autre langue et que l’entreprise refuse de le traduire.
Ce grand chantier terminologique aurait été sans effet si cet effort s’était borné à n’offrir qu’une réalité traduite. Il répondait en fait à une très forte demande. À l’époque, la jeune génération qui sortait des universités voulait gouverner, s’enrichir, inventer, créer en français. Très rapidement, les Québécois ont monté leurs grandes entreprises dont certaines deviendront des multinationales. Ils se sont constitué un vedettariat propre (ou « star system » en français parisien) qui étonne les anglophones et les Français qui débarquent au Québec. C’est cette modernisation tous azimuts qui a donné une nouvelle pertinence au français en lui permettant d’investir de nouveaux champs de connaissance et d’activités.
Des courants contraires
Ce mouvement d’affirmation des années 1960 a créé deux courants linguistiques concurrents : le bilinguisme officiel au niveau fédéral et le français langue officielle au Québec.
Dans les années 1960, une classe de « jeunes-Turcs » venue du Québec a pris le pouvoir au niveau fédéral. Menés par Pierre-Elliott Trudeau (père de l’actuel premier ministre Justin), ces hommes politiques ont affirmé l’identité bilingue du pays. Leur loi fédérale sur le bilinguisme, même si elle comporte de nombreuses lacunes, a beaucoup contribué à renforcer la place du français dans le champ politique et symbolique, ainsi que dans les institutions fédérales. Et son effet d’entraînement a été considérable dans la plupart des provinces de la fédération canadienne.
Toutefois, cette initiative fédérale n’a pas été particulièrement bien accueillie au Québec. Le bilinguisme officiel, qui prône l’égalité théorique de deux langues, a certes rendu un fier service aux petits groupes francophones marginalisés des autres provinces canadiennes. Mais au Québec, où la population de souche française forme 80 % de la population, l’idée que ces deux langues puissent être « égales » paraissait absurde. Certes, le Québec forme, de facto, la société la plus bilingue, voire trilingue du pays, et l’on pourrait même dire du continent nord-américain. Mais les Québécois sont bien conscients que le bilinguisme officiel est un mythe politique. Entre le français et l’anglais, chacun sait qu’il y a une langue qui est plus égale que l’autre ! Jadis, c’était parce que les francophones, pourtant majoritaires, étaient plus mal payés, mal soignés et mal éduqués que les anglophones. De nos jours, c’est parce que nos imaginaires sont largement pénétrés de représentations américaines ou anglophones.
Le Québec a enclenché dans les années 1970 un mouvement d’affirmation officielle du français. Son point d’orgue : la « Loi 101 ».
Pour résister à cette asymétrie très forte, le Québec a donc enclenché dans les années 1970 un mouvement d’affirmation officielle du français. Le point d’orgue fut atteint en 1977 avec la création de la « Charte de la langue française » (communément appelée « Loi 101 »). Cette loi visait à franciser les entreprises et les immigrants en imposant l’école en français à leurs enfants, mais également à donner préséance au français comme la langue d’affichage et à faire cesser la discrimination à l’embauche qui affectait les francophones au Québec.
Ce grand chantier d’aménagement linguistique a été largement un succès malgré de nombreux problèmes. Désormais, la plupart des enfants d’immigrants fréquentent les écoles francophones. Les anglophones se sont mis au français. Le français est clairement dominant au Québec, même si l’anglais conserve une grande force d’attraction.
Les Québécois ont eu de la chance : ils ont opéré ces transformations tout juste au moment où l’anglais était en train de changer de nature. Personne n’en était conscient à l’époque, mais la langue anglaise s’installait alors comme celle de la mondialisation, dans la communication, mais aussi dans un nouvel espace numérique que l’on ne pouvait imaginer en 1977. Devant cette nouvelle valeur acquise par l’anglais, le français au Québec continuera longtemps de vivre dangereusement. Mais les Québécois se sont malgré tout donné les outils – et l’attitude – pour tenir leur place dans ces nouveaux espaces mondialisés.