Dites-moi Professeur !
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique MOT à MOT assurée par l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini, d’après son émission sur TV5Monde. Des curiosités verbales à , à retrouver dans le numéro 421 de janvier-février 2019. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !
Lexique
Conscient et consciencieux
Les apprenants du français hésitent souvent sur le sens et l’emploi des adjectifs conscient et consciencieux, qui semblent proches.
La conscience est la connaissance de soi : le savoir qu’a l’homme de ses actes et de leur valeur morale ; un sentiment d’exister. Le mot vient du verbe latin cum-scire, « savoir avec », qui désigne un accord, une harmonie avec soi-même. L’adjectif conscient renvoie au versant psychologique de la conscience ; consciencieux en est le versant moral.
Conscient désigne quelqu’un qui sait ce qu’il est, qui a une connaissance immédiate et directe de la situation ou de son action, étant totalement présent à lui-même : ce malade est conscient, c’est-à-dire lucide. Par dérivation cet adjectif se dit de celui qui perçoit clairement ce qui le concerne : Pierre est conscient de ses faiblesses ; il les reconnaît.
Consciencieux s’emploie surtout dans un contexte professionnel. Il désigne quelqu’un qui fait bien son travail, qui s’applique avec conscience. On le dira méticuleux, minutieux scrupuleux, à l’excès peut-être. Dans Mort à crédit, Céline fait parler des petits-bourgeois, qui expriment leurs préjugés sociaux : « Pour eux rien n’était tragique : des imprévoyants, ces ouvriers ! Pas des consciencieux comme nous autres. »
Pour résumer : conscient s’oppose à inconscient ou irresponsable, tandis que consciencieux s’oppose à négligent. C’est tout simple !
Étymologie
La fortune de fortune
Il y a parfois de l’optimisme dans la langue. Le cas n’est pas fréquent ; raison de plus pour le souligner. Le mot fortune en est un bon exemple.
Il est issu du latin Fortuna, la divinité romaine qui présidait à la destinée humaine. Fortune a donc d’abord signifié « le destin », bon ou mauvais. Dans l’ancienne langue le mot est synonyme de heur, dont on a fait bonheur et malheur, comme on disait bonne ou mauvaise fortune.
Cette neutralité se retrouve dans quelques expressions : par exemple, la fortune des armes, c’est-à-dire les aléas de la guerre. On dit aussi dîner à la fortune du pot, en fonction de ce que l’on trouve dans la marmite. On emploie de même la locution adverbiale de fortune qui signifie « improvisé, sans engagement sur la qualité du résultat » : une réparation de fortune.
Toutefois, dès l’ancien français, le sens favorable semble privilégié ; on le voit s’imposer dans l’histoire de la langue. Fortune devient alors synonyme de succès : faire fortune signifie dès le XVIIe siècle « réussir dans la vie ». Un homme de fortune, parti de rien, s’est élevé grâce à son talent.
Cette réussite est généralement sonnante et trébuchante : faire fortune en est venu à signifier « s’enrichir ». Le terme désigne de nos jours l’ensemble des biens qu’on possède : une fortune colossale, léguer toute sa fortune à une association charitable. Le mot fortune, neutre à l’origine, est devenu favorable, ce qui est plaisant. Mais le seul sens vivant aujourd’hui est des plus matériels : la souriante déesse s’est changée en un compte bancaire…
Expression
Nous sommes quittes
En latin médiéval l’adjectif quitus signifiait « libéré d’une obligation juridique ou financière » ; c’était une altération phonétique de quietus, « tranquille » : le quitus était quietus.
Dès le XIe siècle, cet adjectif a donné le français quitte, au sens de « libéré d’une obligation ». Il est synonyme d’exonéré, affranchi, absous. Celui qui est quitte obtient une quittance. Dans le domaine de la gestion il reçoit quitus, calque savant employé pour décharger un gestionnaire de toute responsabilité. Ce dont on est quitte n’est jamais vraiment agréable ; c’est une obligation dont il convient de se libérer. D’où l’expression en être quitte pour (la peur, une amende, un coup à boire aux copains) qui désigne ce que l’on doit accepter afin de se tirer d’un mauvais pas.
Cette expression a donné la locution prépositionnelle quitte à, laquelle désigne le prix qu’on est prêt à payer pour s’autoriser une action : quitte à vous déplaire, je refuse. Celui qui est quitte s’est acquitté de son obligation. Au Moyen Âge, il la quittait, tout simplement.
Admirez l’évolution de ce verbe : se libérer d’une dette, puis « abandonner » (quitter une partie : faire quitte ou double), « s’éloigner » (quitter un pays), « prendre congé » (il est 10 heures, je dois vous quitter), enfin « se séparer définitivement » (quitter sa femme, son mari). Au Moyen Âge, quitter le monde signifiait « y renoncer », en se faisant moine, par exemple. Aujourd’hui, on en part les pieds devant…