« Grâce au français, j’ai trouvé mon identité »
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique VIE DE PROF à retrouver dans le numéro 424 de juillet-août 2019. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !
Professeure au Centre culturel franco-japonais (CCFJ) de Tokyo, Ayumi Sato partage son expérience en tant qu’ancienne étudiante et travailleuse parisienne, ainsi que son amour du cinéma dont elle enseigne aussi l’histoire à l’université.
J’avais 19 ans quand j’ai rencontré la langue française pour la première fois. Je commençais ma vie étudiante (à l’université Gakushuin de Tokyo) et je l’avais choisie comme deuxième langue étrangère, ma spécialité étant la littérature anglaise. J’ai été immédiatement fascinée par l’élégance du français et sa littérature (surtout les œuvres de Dumas père et de son fils). À tel point que je travaillais passionnément cette nouvelle langue à la bibliothèque, seule et discrètement, dans le but de changer de spécialité. Mais les examens pour passer au département de français étaient en même temps que mes cours d’anglais, alors, gentiment, des copines me « remplaçaient » pour que je sois notée présente…
En deuxième année, j’ai gagné un concours rédactionnel organisé pas le journal Asahi, avec à la clé un billet d’avion aller-retour pour la France. J’ai ainsi bien profité des jours fériés liés au mariage de l’empereur Akihito (le 9 juin 1993) et je suis partie tout un mois. Cependant, j’avais encore quelques soucis « linguistiques » avec mon niveau du français… Je savais bien la grammaire, mais pas du tout les mots de la vie courante. Par exemple, je ne comprenais ni le mot « sortie » ni « entrée », et j’étais partie de l’aéroport Charles-de-Gaulle sans avoir pris mes bagages ! Je suis allée voir quelqu’un de la sécurité et je lui ai dit en anglais : I was stolen my suitcase. (« On m’a volé mon bagage. ») Il avait l’air surpris, a été voir et quand il est revenu il m’a dit brutalement : « Venez avec moi ! » Sur le tapis roulant restait, tout seule, ma valise qui tournait… C’était ma première conversation en français. Quelle menteuse j’ai fait ! Du coup, chaque jour j’étais angoissée par de possibles malentendus avec des Français. J’achetais toujours le même sandwich à la même boulangerie, je me baladais le long de la Seine et je me sentais tellement seule alors que j’avais vraiment envie de parler avec des gens !
Enfin, pour entrer en 3e année d’université au département de français, j’avais préparé sérieusement mes examens. Et même si je ne prononçais pas parfaitement l’accent français, j’ai obtenu les meilleures notes à l’écrit et en culture. J’avais notamment très bien étudié la littérature, le cinéma et les beaux-arts de France. C’était la première fois que, par mes efforts, je choisissais et construisais moi-même mon avenir. Grâce au français, je pouvais penser de manière autonome et trouver mon identité.
« J’avais très bien étudié la littérature, le cinéma et les beaux-arts de France. C’était la première fois que, par mes efforts, je choisissais et construisais moi-même mon avenir. Grâce au français, je pouvais penser de manière autonome et trouver mon identité. »
Le Nôtre, Hermès, Vuitton…
Dans mon université, il y avait plein de professeurs formidables et je voulais y continuer mes recherches. Mais, en janvier 1995, il y a eu le terrible tremblement de terre de Kobe, dans ma région de Hanshin-Awaji. J’ai dû abandonner mes études et trouver un « vrai boulot »… J’ai alors travaillé, un peu désespérée, à la boutique Le Nôtre, quand j’ai rencontré la directrice d’Hermès Japon, à qui j’ai plu et qui m’a donné un CDI. J’étais « sauvée », quoique pas totalement. Mon histoire avec la France a repris en février 1998, à Nice, où je suis allée à l’école de langue française, à côté de l’université Sophia Antipolis, tout en me préparant pour obtenir l’équivalence pour l’université Paris 8. Plus tard, j’ai eu la chance d’y rencontrer la critique de cinéma et d’esthétique, la professeure Marie-Claire Ropars-Wuilleumier.
C’est elle qui a insisté pour que je remette mon mémoire de Maîtrise environ une centaine fois ! (Rires.) Car je n’arrivais presque jamais à répondre correctement à ses attentes. Je me disais : ne réponds jamais « non », alors je disais toujours « oui »… Mais grâce à elle j’ai vraiment progressé dans mon expression écrite et obtenu successivement la licence, puis le DEA et enfin le doctorat. J’ai soutenu ma thèse en avril 2008. Mes recherches portaient sur la cinéma, depuis sa création par les frères Lumière à la fin du XIXe siècle jusqu’en 2006 et la rétrospective Jean-Luc Godard au Centre Pompidou. Mon film préféré, c’est Le Dernier Milliardaire (1934) de René Clair, que j’ai vu à la Cinémathèque de Paris. J’ai adoré sa drôlerie, son élégance et la beauté absolue des décors. C’est ce côté libre et joyeux que je préfère chez les cinéastes français, comme Jean Renoir, avec des personnages très vivants et « typiquement » français. J’aime aussi beaucoup les comédies italiennes.
Pendant tout ce temps, j’ai gagné ma vie en obtenant l’autorisation de travail pour les étudiants étrangers et en décrochant (en 2000) un job chez Louis Vuitton. J’ai pu y travailler et échanger avec au moins 200 collègues dont j’avais décidé de mémoriser tous les noms et prénoms. Ainsi, j’ai appris la vraie solidarité française, aider les autres et penser aux autres tout en partageant. J’ai aussi progressé en français. Comme sur l’utilisation du conditionnel, qui me permettait de « ruser » avec les clients : « Si vous nous téléphonez lors de la vente, on pourrait exceptionnellement vous garder ce sac en quantité limité… »
« Le cinéma français m’attire éternellement, et je ne pourrais pas épuiser tous mes mots pour parler de tous les souvenirs qu’il m’a donnés. »
Un malheureux accident
Je me suis aussi rendue au Festival de Cannes en 2006. Je faisais l’interprète pour un producteur français qui voulait acheter les droits de films japonais. Mais si « un bonheur ne vient jamais seul », c’est parfois le malheur qui suit : peu après, je suis tombée d’une mezzanine chez une amie afghane et je me suis fracturée la colonne vertébrale. J’ai dû rester alitée pendant 6 mois, heureusement couverte par la sécurité sociale française et la mutuelle de Vuitton, et c’est dans cet état que j’ai terminé ma thèse. Mais tout ce qui s’est passé quand j’étais en France est précieux et inoubliable.
Je suis maintenant revenue à Tokyo. J’enseigne le français à l’école de langue et aussi comme maître de conférences sur le cinéma français à l’université Rikkyo, à Saitama, près de la capitale. En attendant les Jeux Olympiques (à Tokyo en 2020), certains apprennent le français en tant que langue officielle. Les règles de cette langue sont tout à fait différentes pour les Japonais. Ses curiosités, je les explique grâce à la grammaire : le français étant complètement « autre chose », comme les verbes intransitifs et pronominaux qui sont vraiment « bizarres » pour nous, il faut pouvoir le maîtriser en s’amusant.
C’est pour voir et savoir autrement qu’il faut selon moi apprendre le français. J’aime bien parler de son étrangeté en citant les films de Claude Chabrol. Les dialogues sont selon moi très « français », car tout le monde parle ainsi. C’est comme si l’on se déplaçait soudainement en France. Le cinéma français m’attire éternellement, et je ne pourrais pas épuiser tous mes mots pour parler de tous les souvenirs qu’il m’a donnés.