L’amour au temps du numérique
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue a décidé de mettre chaque jour en ligne, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie – et tous les jours à midi, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique TENDANCES de Jean-Jacques Paubel, à retrouver dans le FDLM 426 de novembre-décembre 2019.
Les sites et applications de rencontre se multiplient, mais pas forcément les rencontres. Ou tout du moins pas avec l’Autre, avec un grand A (comme Amour). Ou quand les nouvelles technologies rendent encore plus vraie la maxime « qui se ressemble, s’assemble ».
Sur Internet, c’est comme dans la vie : l’amour aussi est LA grande affaire. Une affaire d’ailleurs très rentable. Mais gardons encore un peu l’esprit romantique et attardons-nous un instant sur le fait de trouver l’élu(e), occupation qui concernerait les quelque 16 millions de célibataires que compte la France. Sachant que les dernières statistiques parlent de plus de 20 % des Françaises et des Français qui se sont connectés à un site ou une application de rencontre.
Car aujourd’hui le choix est large : il y en aurait 2 000 en tout genre. Plus d’histoire d’amour au coin de la rue, mais à portée de clic. Les yeux dans les yeux… à la surface des écrans. Et pour aller plus vite, pas question de s’aventurer en terrain inconnu, on va désormais chercher l’âme sœur directement dans sa chapelle, sa mosquée, son temple ou sa synagogue. C’est-à-dire sur les sites de rencontres communautaires ou sur l’une de ces applis que l’on a préalablement téléchargée et qui s’appellent, au choix, Mektoube.fr (le pionnier des sites de rencontre pour musulmans), JDream (J pour juif) ou Theotokos (n° 1 mondial de la rencontre chrétienne francophone, dit le site).
« Pour aller plus vite, pas question de s’aventurer en terrain inconnu, on va désormais chercher l’âme sœur directement dans sa chapelle, sa mosquée, son temple ou sa synagogue »
L’avantage de ce genre de site, selon leurs utilisateurs, c’est qu’on y évite les conversations qu’on n’a pas envie d’avoir touchant les pratiques alimentaires, vestimentaires ou le sexe des anges : « Nous n’aurons pas à discuter de ça pendant des heures, fait remarquer une internaute. C’est acquis. » Pour l’essayiste suédoise Marie Bergström, chercheuse à l’INED (Institut national des études démographiques) qui a pu accéder aux bases de données du site Meetic et autrice des Nouvelles lois de l’amour (La Découverte), le critère communautaire est un critère comme un autre, qui reproduit dans l’univers virtuel les filtres sociaux tels qu’ils existent dans la vraie vie : « Les gens ont une idée utopique d’Internet qui ressemblerait à un immense espace fluide et horizontal où tout circulerait librement. Mais on retrouve les mêmes habitudes en ligne que hors ligne : on tombe amoureux de ceux qui nous ressemblent. »
Marmite Love
Les magazines qui ont l’amour en bandoulière dans leur sommaire, comme Cosmopolitan, Marie-Claire, Elle ou Femme actuelle, multiplient ainsi les thèmes sélectifs, qui débordent largement le cadre religieux et nous administrent la preuve que la maxime « qui se ressemble s’assemble » est valable partout : dans nos affinités électives (Élite Rencontre ou Attractive World) ; dans nos assiettes (Vegan Rencontres, pour le modèle amour bio soucieux aussi du bilan carbone des effusions amoureuses, ou Marmite Love, genre sucré ou salé, gazeuse ou plate ou encore tartine grillée ou beurrée, selon le « mariage des goûts et des cœurs » revendiqué par le site) ; autour d’un appareil Apple (Cupidtino, mot valise de Cupidon et Copertino, le siège californien de la marque à la pomme) histoire de croquer la pomme à deux ; sur un champ de batailles (Rencontres militaires, premier site européen de rencontres entre militaires), avec éventuellement « Mon légionnaire » d’Édith Piaf en fond sonore ; au fil des séries, entre fans de Twilight ou même de Star Treck pour des « trekkie dating » ; etc. Et qui détesterait tout ça pourrait encore se retrouver sur Hater, l’appli de rencontres faite pour celles et ceux qui partagent les mêmes détestations.
Au bout de cet inventaire à la Prévert de l’amour 3.0, ce constat, ambivalent, dressé par le sociologue Gérard Neyrand, auteur de L’Amour individualiste (Érès, 2018) : « Le renfermement sur soi ou sur une communauté a pour effet de renforcer la segmentation sociale. On recherche quelqu’un qui nous ressemble, c’est l’homogamie. Mais paradoxalement on essaie également de se différencier des autres. » Ici ou là, sur Internet ou ailleurs, l’amour est décidément une histoire compliquée.