Autour d’un souvenir
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue met chaque jour en ligne à midi, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie –, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, la rubrique QUESTION D’ÉCRITURES et sa fiche d’activités à télécharger, par nos chroniqueuses italiennes Paola BERTOCCHINI et Edvige COSTANZO, à retrouver dans le numéro 428 de mars-avril 2020. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !
« Les souvenirs sont des enfants du hasard, seuls les truqueurs ont leur mémoire en ordre. » (Daniel Pennac)
Souvenirs et mémoire
Entendre par hasard la chanson de nos vingt ans et se revoir attablé(e) au café du coin en plein bavardage avec les copains, caresser un nounours retrouvé au grenier et revivre un moment de notre enfance, mais aussi essayer à tout prix de se rappeler un numéro de téléphone qu’on n’a pas sur notre portable ou se concentrer sur les achats à faire à partir de la liste qu’on a oubliée à la maison…
Autant de situations qui, sans évoquer « l’édifice immense du souvenir » proustien, nous renvoient au fonctionnement de la mémoire ou plutôt « des mémoires », pluriel de rigueur selon les neurosciences qui parlent aujourd’hui de cinq systèmes interconnectés s’appuyant sur des réseaux neuronaux différenciés. On sait ainsi qu’il y a une mémoire de travail – mémoire à court terme qui permet de traiter les informations pendant une tâche – et une mémoire à long terme, à son tour compréhensive des mémoires explicites (épisodique, liée aux évènements, et sémantique, dépositaire des concepts et des connaissances générales sur le monde) et implicites (procédurale, liée aux automatismes créés par la répétition, et perceptive, liée aux modalités sensorielles).
C’est donc des différentes aires du cerveau et de leur interaction que naissent les souvenirs, banalement définis dans les dictionnaires comme « survivance, dans la mémoire, d’une sensation, d’une impression, d’une idée, d’un évènement passés » (Larousse) et destinés à ressurgir, volontairement ou involontairement, au gré d’une nécessité ou d’une sensation.
Souvenirs et autobiographie
Et c’est justement l’analyse de cette résurgence, liée souvent à une sensation, qui permet aux souvenirs d’acquérir leurs lettres de noblesse en littérature.
Pour en rester à Proust, à côté de la sempiternelle madeleine, liée au goût, et du pavé de la cour des Guermantes, lié à la perte d’équilibre, comment oublier la haie d’aubépines ou les clochers de Martinville, liés à la vue ? C’est le triomphe du souvenir lié à la perception sensorielle tandis qu’une liste comme le « Je me souviens » de Perec relève plutôt du plaisir volontaire de retrouver « des petits morceaux de quotidien… des petites choses, intactes et minuscules… qui reviennent, par hasard ou parce qu’on les a cherchées… »
Quoi qu’il en soit, petites choses cherchées ou subreptices, les souvenirs sont partie intégrante de notre moi et, en tant que tels, ils constituent l’ossature des récits de vie, dont l’autobiographie, que Philippe Lejeune définit comme « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». C’est l’autobiographie comme genre littéraire où l’auteur est censé coïncider avec le narrateur et le héros, où la narration peut suivre la chronologie d’une vie, mais aussi mélanger les époques au gré des souvenirs et alterner le temps des événements avec le présent de narration. Et c’est ainsi que l’on peut raconter une vie qui, comme le dit García Márquez, « n’est pas celle qu’on a vécue, mais celle dont on se rappelle et comme on se la rappelle pour la raconter » (Vivre pour la raconter).
Mais entre les miettes de passé qu’offrent les « Je me souviens » de Perec, au rythme d’une litanie modulée sur la mémoire commune des années 50, et les grands récits de vie, depuis Les Confessions de Rousseau, qui ouvrent la voie à l’autobiographie littéraire telle qu’on l’entend aujourd’hui, au Gone du Chaâba d’Azouz Begag en passant par l’Histoire de ma vie de Casanova ou Les Mots de Sartre, y a-t-il une place pour le récit autobiographique en classe de langue ? Si oui, quelle(s) forme(s) peut-on en proposer, à quel moment et pour quoi faire ?
Souvenirs et didactique des langues
La réponse affirmative à la première question ne va pas pourtant entraîner d’autres automatismes, car s’il est vrai qu’on peut proposer de produire des écrits autobiographiques à tous les niveaux de l’apprentissage d’une langue étrangère, il est aussi vrai que les typologies à exploiter ne peuvent être les mêmes.
Un joker considérable, en réception et en production semble être justement le texte de Perec que l’on peut proposer, comme on dit pour certains jeux, de 7… à 77 ans. Préalable à toute solution d’écriture est évidemment une sélection des Je me souviens… à proposer. S’il est facile, en effet, de comprendre Je me souviens des dîners à la grande table de la boulangerie, il n’en va pas de même pour tout ce qui est des références culturelles, car la compréhension de Il n’y avait pas d’école le jeudi, également sans problème point de vue langue, suppose une compétence culturelle adéquate sur le système scolaire français qui, traditionnellement, a toujours eu un jour de repos en semaine (jeudi ou mercredi) pour les enfants du primaire. Inutile de dire que, à partir d’un niveau B1, par exemple, cet obstacle à la compréhension peut se révéler un bon atout pour un travail systématique d’ordre socioculturel sur le corpus de Perec.
De même, en production, à l’écriture des Je me souviens personnels à la manière de…, on peut ajouter d’autres propositions qui peuvent aller de la contextualisation d’un Je me souviens, suivi d’un récit détaillé (ex. : à partir de Je me souviens de la télé en noir et blanc, le récit d’un épisode particulier survenu un soir pendant qu’on regardait…), à l’interview imaginaire de Perec pour un journal X afin de lui demander des détails sur ses souvenirs.
Et, quand on passe de la liste au récit structuré, on a besoin aussi de compétences linguistiques adéquates pour ce qui est de la manipulation des formes concernant : les temps du récit (temps du passé, mais aussi présent de narration), la localisation dans l’espace et dans le temps, la qualification…, ce qui peut demander une mise au point de tâches d’apprentissage, de systématisation ou de révision qui fassent l’affaire.
Dernier détail à prendre en considération : produire un texte autobiographique pour quoi faire ? Eh bien, puisque n’est pas écrivain qui veut, on peut toujours partir de la production de ce qu’on appelle une « autobiographie des rencontres interculturelles » que le Conseil de l’Europe considère comme partie intégrante du Portfolio pour les langues de tout citoyen européen.
Bibliographie
• AA. VV., 1995, « La mémoire », Les langues modernes, n° 2.
• Byram M., Barrett M. et alii, 2012, Autobiographie de rencontres interculturelles, Conseil de l’Europe, Division des politiques linguistiques.
• Laisney V. (dir.), 2017, Les Souvenirs littéraires, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations ».
• Lejeune P., 1996, Le Pacte autobiographique, Paris (Coll. « Points »), Seuil.
• Perec G., 1978, Je me souviens, Paris, Hachette.
Télécharger la fiche d’activités pour la classe
« Question d’écritures » est une rubrique destinée à la formation des enseignants. Comme son nom l’indique, dans chaque numéro du FDLM, nous proposerons un moment de réflexion sur deux pages autour d’une situation d’écriture élucidée en trois points :
• Un rappel des caractéristiques linguistico-culturelles d’un élément déclencheur qui pourra tour à tour concerner un lieu, une modalité, une typologie, etc.
• La justification du choix d’utilisation de l’amorce en question dans la classe de FLE.
• La proposition d’une démarche pédagogique avec exemplification des tâches et des activités qui peuvent mener à une production écrite.
La réflexion est accompagnée d’une fiche d’activités pour la classe, à destination des enseignants, qui indique le niveau des destinataires, l’objectif de la tâche finale en production écrite et les matériaux à utiliser (papier-crayon, médias, Internet…). Pour chaque activité sont précisées l’organisation du travail (individuel, binôme, groupe, plénière…) et la/les compétence visée (CO, CE, PO, PE… mixte).