« Une ambassadrice entre deux pays, deux cultures »
À chaque numéro, le témoignage d’une personnalité marquante de l’émission de TV5Monde présentée par Ivan Kabacoff. Aujourd’hui, Liena Elsayed, professeure/chercheuse à l’université de médecine de Khartoum, au Soudan. Une rubrique « Étonnants francophones » à retrouver dans le numéro 419 (septembre-octobre 2018) du Français dans le monde.
« Je suis venue au français à l’école. Au Soudan, la langue française est la troisième langue après l’arabe (langue officielle) et l’anglais. Dans les écoles publiques, nous l’étudions au secondaire. Je suis immédiatement tombée amoureuse de cette langue musicale et j’ai décidé de continuer à l’apprendre pendant mes études, encouragée par mes professeurs.
«Je suis immédiatement tombée amoureuse de cette langue musicale et j’ai décidé de continuer à l’apprendre pendant mes études, encouragée par mes professeurs. »
Au baccalauréat, j’ai eu un excellent résultat (un des quatre meilleurs du Soudan). J’étais acceptée à la faculté de médecine de Khartoum, l’une des plus anciennes universités d’Afrique. Sans oublier pour autant mon amour du français, que j’ai continué à apprendre au Centre culturel français, même si c’était très difficile avec les études épuisantes de médecine… Grâce à mon enthousiasme, j’ai tout de même pu avancer rapidement et finir les 12 niveaux de français ! J’en ai même fait plusieurs en parallèle, car je devais parfois étudier par moi-même quand j’avais des examens de médecine. Mais j’étais tellement contente d’apprendre la culture française et francophone ! Quand on étudie le français, on apprend aussi le savoir-faire et le savoir-vivre à la française.
Malheureusement, après mes études, je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup pratiquer la langue car c’était très rare de trouver des francophones dans la communauté médicale. C’était sans compter sur la France pour m’aider à réaliser mon rêve : faire une thèse en neuro-génétique. Quand j’ai décidé de me lancer dans ce domaine, il n’y avait aucun neuro-généticien au Soudan, je devais partir de zéro. J’ai alors établi un partenariat avec une institution française parmi les meilleures en neuro-génétique. J’ai eu une bourse pour faire ma thèse en cotutelle, entre l’université de Khartoum et celle de Paris 6. J’ai eu peur de ma première visite en France, où l’on parlait à la fois d’islamophobie et d’islamistes… J’ai eu peur que les Français traitent tous les musulmans de la même manière sans comprendre que les musulmans violents sont minoritaires.
« Après mes études, je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup pratiquer la langue car c’était très rare de trouver des francophones dans la communauté médicale. C’était sans compter sur la France pour m’aider à réaliser mon rêve : faire une thèse en neuro-génétique »
Comme je suis voilée, ma famille et moi étions effrayés à l’idée que je rencontre des gens agressifs et plein de préjugés. Mais j’ai décidé de faire face et de poursuivre mon rêve, même si je devais laisser derrière moi mes trois enfants (la plus petite avait 4 ans à l’époque). J’avais la responsabilité de représenter pas seulement moi-même mais aussi les femmes soudaines et musulmanes. Au Soudan, chaque personne rencontrée pour la première fois est amie. Et heureusement à mon arrivée j’ai reçu beaucoup d’amitié, malgré la réticence de certains collègues qui doutaient de moi parce j’étais la première Soudanaise et la seule voilée dans l’institution. Mais j’ai gagné la confiance de nombreux collègues, avec qui je garde le contact. Mes amis français et moi, nous avons découvert ensemble comment nous aimer les uns les autres.
« J’ai gagné la confiance de nombreux collègues, avec qui je garde le contact. Mes amis français et moi, nous avons découvert ensemble comment nous aimer les uns les autres. »
J’étais en France à l’époque de l’attaque de Charlie Hebdo et du Bataclan, mais mes amis m’ont soutenue et ont compris à travers nos discussions que la vraie religion islamique, ce n’était pas ça ! Ils ont compris mes principes et chacun a toléré la différence de culture de l’autre. Cette période en France m’a beaucoup touchée. Au point que j’envisage d’écrire un livre qui explique les défis que j’ai rencontrés dans cette période, en tant que Soudanaise et musulmane (et dont le titre pourrait être : « A Muslim Lady in the Far Land of France »). Maintenant mes amis – et moi aussi ! – me considèrent comme une ambassadrice entre les deux pays et les deux cultures. Apprendre le français m’a donné l’opportunité d’avoir une meilleure personnalité, qui tolère les autres points de vue.
Aujourd’hui, je suis directrice de trois doctorants soudanais en France, qui ont été très bien reçus par les mêmes équipes avec lesquelles j’ai coopéré. Et je suis très fière d’avoir remporté le premier prix dans le concours « Ma thèse en 180 secondes » au Soudan, et d’avoir présenté, en français, mon équipe et mon projet en neuro-génétique. C’était une vraie expérience : car si c’est déjà difficile de présenter un travail de 4 ans en 3 minutes dans sa langue maternelle, j’ai dû le faire, moi, en utilisant ma troisième langue ! »
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