Vingt-deux v’la les boers
Par Louis-Jean Calvet
J’ai un jour entendu un chauffeur de taxi parisien grommeler : « Ah, encore les boères ! ». Les boères? Je lui ai demandé le sens de ce mot, et comment il l’écrivait. Deux questions, deux réponses : il l’écrivait « B.A.U.E.R.S. » et le mot désignait la police des taxis. Mais il était incapable de me dire d’où venait le terme. N’écoutant que mon courage j’ai donc poursuivi mon enquête, interrogé d’autres chauffeurs, envoyé spécial du Français dans le monde dans la faune des transports parisien en quelques sortes. Et j’ai d’abord découvert que tous les chauffeurs n’étaient pas d’accord sur l’orthographe du mot, mais que la plus commune était pour eux boers. Mais cela ne m’avançait pas beaucoup, les boers (avec une autre prononciation, quelque chose comme bour) étant pour moi les blancs néerlandophones s’étant installés en Afrique du Sud. Et c’est là pourtant que se trouvait une partie de la solution, non pas dans le mot hollandais (qui signifie « paysan ») mais dans sa prononciation.
Il y avait en effet en argot, au début du XXe siècle, un mot désignant les policiers, bourres, apocope de bourrique, ce qui montre au passage en quelle estime étaient tenus les honorables membres des forces de l’ordre… Première étape donc du mystère. La seconde étape prend racine dans la révolution russe. En 1917, des russes blancs, en général nobles, fuyant le communisme se sont en effet installés à Paris. Certains devinrent professeurs de piano ou de danse, mais la majorité adoptèrent le métier de cocher et, apprenant le français populaire sur le tas ils acquirent le mot bourre, « policier » donc, mais le prononcèrent à leur façon, avec leur accent, « boère ». Ma question concernant l’orthographe n’avait donc pas beaucoup de sens, ou du moins elle montre qu’entre l’oral et l’écrit il y a une barre à franchir, comme aurait dit Lacan : bauer ou boer, qu’importe en effet, puisque c’est le signifiant phonique qui compte ici… Mais cet épisode m’a appris deux choses : qu’il existe une police des taxis, d’une part, et d’autre part qu’il y a un jargon des chauffeurs de taxi.
Car en poursuivant mes investigations j’ai découvert un certain nombre d’expressions dont je vous donne quelques exemples. Les bicyclettes par exemple désignent les policiers en moto. Un radar, chargé de contrôler la vitesse, est une boîte à chômage, ou un tiroir caisse… Passer à la côtelette veut dire être convoqué à la préfecture de police, en général pour un retrait temporaire du permis de conduire (à cause, bien sûr de la boîte à chômage). Dans les embouteillages, lorsque la circulation est bloquée, on parle de parking : « J’étais sur les Champs Elysées, un parking ! ». Mais le mot que je préfère, dans cette récolte, est maquereau, pour désigner le patron de la société de taxi, ce qui témoigne bien des rapports cordiaux entre employeur et employés…
De façon plus générale, cette petite enquête nous rappelle que tout sous-groupe, toute micro société, a tendance à produire ses formes linguistiques spécifiques. Et je vais donc dorénavant poursuivre mon enquête sur un autre milieu, celui de l’équipe de rédaction du Français dans le monde. Je n’ose imaginer ce que je vais y trouver.