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Les fatmas de Fafa

Posté le par admin

Par Dalila Morsly

La première visite du Président de la République française (François Hollande) a fait l’objet, dans la presse algérienne, de nombreux reportages et commentaires dans lesquels revient avec une fréquence notable le prénom Fafa pour désigner, comme le précise le Lexique du français d’Algérie (1) qui lui réserve une entrée, « l’État français » ou « la France ». Fafa est, en contexte algérien ou maghrébin, un prénom féminin ou le diminutif d’autres prénoms féminins commençant par le son [f] ou la syllabe [fa] : Fatma, Fadéla, Farida, etc. France se prête bien à ce procédé de nomination diminutive. D’où les nombreuses occurrences de Fafa dans différents types de discours : interactions non formelles orales, presse francophone (2), forums de discussion entre participants vivant en France et participants vivant en Algérie. L’actualité politique, la visite d’un responsable français en Algérie, les débats sur l’Islam, le voile, les crimes coloniaux etc. contribuent à activer l’utilisation du terme. Fafa permet de convoquer sur le mode conflictuel, désabusé, paradoxal, ou parfois affectif le face à face historique : « L’Algérie peut-elle tout pardonner à Fafa ? » ; « l’Algérie terrain d’expérimentation pour Fafa » ; « … la politique ce n’est pas à Paris, chez Fafa qu’il faut la faire, c’est ici en Algérie qui a combattu Fafa durant 132 deux ans » ; « Fafa, c’est Fafa, elle est unique, irremplaçable » ; « Maman Fafa », expression qui permet de persifler à propos du Président algérien soigné en France au moment de son AVC. Les agents ou partisans supposés de la France sont appelés : « représentants de Fafa », « enfants de ou ouleds Fafa », « clan Fafa », « lécheurs de fafa »…

Fatma est un autre prénom féminin (3) révélateur du type de relations sociales existant entre colonisés et colonisateurs. Il est répertorié dans plusieurs dictionnaires de la langue française (Le Robert historique, l’Encyclopédie Universelle, le CNRTL (4), des dictionnaires et travaux universitaires consacrés au français d’Algérie et plus récemment à l’argot classique ou aux argots des banlieues. Il est attesté aussi dans des écrits littéraires et même scientifiques, dans des entretiens oraux réalisés avec des Français d’Algérie (5), pour les besoins d’une thèse, par exemple.

Un examen des différents emplois et définitions du terme fait apparaître sa polysémie et son évolution sémantique.  À l’origine prénom fréquemment attribué, Fatma prend peu à peu, dans le contexte colonial, les sens de « prostituée », « femme de ménage », « femme non européenne » c’est-à-dire arabe ou musulmane selon les dénominations qui avaient cours dans la société coloniale. Dans les dictionnaires ou productions liés à l’argot, fatma prend le sens générique de « femme maghébine » puis celui de « femme ». Fatma n’appartient, donc, plus à la classe des anthroponymes mais à celle des noms communs : il perd sa majuscule et reçoit l’ensemble des modalités nominales : la/les/ma/mes fatma(s) etc.

Dans la société coloniale ce prénom ne sert plus d’identificateur individualisant, il fonctionne comme un stigmate, un marqueur ou « un classificateur social » (6) qui permet à l’énonciateur d’assigner à la femme colonisée la place de l’inférieure ou au mieux celle d’une médiatrice possible entre les deux univers, comme semblent l’indiquer les déclarations d’un Français d’Algérie expliquant que les relations entre les communautés « européennes » et la communauté « musulmane » se « nouent ailleurs que dans le travail : par la fatma, le café ou le football ».  De même J.P. Charnay (7) considère que « seules les femmes de ménage, les fatmas, (qui) parlent français avec leurs patronnes » représentent une possibilité de lien entre les différentes communautés de la société coloniale.

Fafa, Fatma : deux prénoms féminins pour une hétéro-désignation entre (ex-) colonisés et (ex) colonisateurs.

 

1. A. Queffélec, Y. DERADJI, V. DEBOV, D. SMAALI-DEKDOUK, Y. CHERRAD-BENCHERFA, 2002, Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues, AUF, Éd. Duculot, Bruxelles.

2. Fafa est aussi utilisé dans les échanges en arabe, dans la presse arabophone etc. : [ra :’is fa :fa :] « le président de la France ».

3. Le prénom masculin Mohammed fonctionnait sensiblement selon les mêmes modalités.

4. Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRS) : http://www.cnrtl.fr/définition/fatma

5. Notons que le terme n’est jamais utilisé dans des discours algériens sauf dans des discours rapportés.

6. LAPIERRE, Nicole, 1995, Changer de nom, Paris, Stock.

7. CHARNAY, Jean-Paul, 1965, La vie musulmane en Algérie d’après la jurisprudence de la première moitié du XXe siècle.

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