Pauvre con / riche con
Par Louis-Jean Calvet
Le 10 septembre 2012, la une du quotidien français Libération a beaucoup fait parler d’elle : Casse-toi riche con ! avec une photo de l’homme d’affaire Bernard Arnault, une valise à la main. Il s’agissait bien sûr d’une double référence, l’une au Casse-toi pauvre con ! proféré par l’ancien président Sarkozy et l’autre au fait que monsieur Arnault parlait de quitter la France pour la Belgique. Ce qui m’intéresse ici est le passage de pauvre à riche : Pauvre con est en effet une formule figée qui, comme son nom l’indique, est immuable. En faisant jouer le paradigme, on défige donc la formule. Georges Brassens était spécialiste de ce genre de défigement (« J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main », « Mes vingt ans sont morts à la guerre de l’autre côté du champ d’honneur », « Dans ma gueule de bois j’ai tourné sept fois ma langue », etc.), mais Libération en a fait une image de marque. Certains détestent, d’autres adorent, et je fais plutôt partie du deuxième groupe.
Il me reste d’ailleurs en tête pas mal de ces trouvailles linguistiques : la mort de Georges Brassens (31 octobre 1981), Brassens casse sa pipe, celle de Léo Ferré (17 juillet 2003), Avec Léo, va, tout s’en va, de Georges Marchais (17 novembre 1997), Globalement négatif, et de Charles Trenet (20 février 2001), Trenet Y’a eu d’la joie. Un gros livre, paru en 2010 aux éditions de La Martinière (Libération, les titres) me permet parfois, en le feuilletant, de m’en remémorer d’autres. Le 27 octobre 1974, alors que Franco tarde à mourir, Franco : alors ça vient ?, le 3 janvier 1977, alors qu’Emilien Amaury, propriétaire du Parisien Libéré, est mort d’une chute de cheval, Le cheval d’Amaury sort indemne d’un accident, le 11 septembre 1981, à la mort du psychanalyste Jacquers Lacan, Tout fou Lacan, ou encore le 16 mai 1991, alors que Mitterrand vient de nommer Edith Cresson à Matignon, Et Dieu nomma la femme, etc. Il y en a des centaines d’autres, souvent politiquement incorrects, parfois poussifs, mais témoignant toujours d’un esprit inventif, et cet immense corpus constitue un trésor pédagogique. L’activité métalinguistique est en effet toujours enrichissante, et en présentant ces titres à des élèves, on peut leur demander de remonter à la formule « défigée », ou détournée. Il suffit d’aller sur Internet, de regarder les titres du journal, d’en choisir un, de le situer bien sûr dans l’actualité, et de faire réfléchir les élèves.
Quelques exemples récents. Le 15 octobre 2012, à propos du président et du premier ministre français, Libération titre Les deux font l’impair (à partir bien sûr de les deux font la paire, mais pour la suite je vous laisse réfléchir) ou encore, à propos d’une affaire de blanchiment d’argent de la drogue, « Blanchiment : le réseau franco-suisse essoré ». Le 17 octobre, le premier ministre français Jean-Marc Ayrault est qualifié de leader maxi mots. Le 18 octobre, après un débat entre le président américain Barack Obama et son challenger Mitt Romney : Obama vainqueur aux poings. Et le 19 octobre, pour annoncer que l’hebdomadaire américain Newsweek abandonne la version papier pour passer à une version uniquement en ligne : Newsweek lève l’encre.
Comme on le voit, ces titres portent sur tous les constituants de la langue, de la graphie (encre / ancre) à la syntaxe (y’a d’la joie / y’a eu d’la joie) en passant par la segmentation (maxi mots / maximo). Bref, la langue est là, dans ces jeux de mots (ou de maux…). Il suffit de la cueillir.