Les noms du voile
Par Dalila Morsly
L’action des partis islamistes qui décident de changer les habitudes vestimentaires des Maghrébines a pour conséquence la disparition des formes traditionnelles de voiles désignées par les termes de [haïk], [melehfa], [melaya], [a’djar], [safsari], voile, voilette… Ces mots, courants au Maghreb, sont supplantés par une série de termes puisés dans le texte coranique ou dans le lexique en usage dans les pays du Golfe. Les nouveaux noms du voile dessinent la géographie des réseaux qui veulent ré-islamiser des sociétés pourtant musulmanes. Ils traversent, par ailleurs, la Méditerranée et s’installent dans les discours produits en France, augmentant ainsi le nombre et la nature des emprunts qui, depuis la colonisation, circulent entre l’arabe et le français utilisés au Maghreb et en France. Termes français et termes arabes forment un paradigme dans lequel on puise selon des modalités discursives qui révèlent l’articulation entre nominations et événements politiques.
Les termes les plus fréquents sont dans la presse française : foulard, voile, tchador, hidjeb, fichu, turban, khimmar, cagoule, mante, mantille, couvre-chef, robe (Siblot, 1992) ; dans la presse algérienne : foulard, hidjeb, burqa, djelbeb, khimar, tchador, niqab, voile. Les mots français sont plus nombreux dans les journaux français que dans les journaux algériens. Les journalistes de la presse française sont en effet embarrassés par la terminologie arabe d’où l’utilisation de plusieurs termes « … la chevelure couverte d’un hidjeb (foulard) », « Une femme qui porte le hidjeb (le voile)… » (Petiot et Reboul-Touré, 2006) ; la mise en discours et entre parenthèses suggère une équivalence sémantique entre ces termes. Dans le domaine de la chanson, l’utilisation de métaphores permet de contourner la difficulté : Quand la femme est grillagée (P. Perret), La femme cachée sous le tissu, Cette femme-fantôme (J.Cherhal). La presse francophone maghrébine ne connaît pas ce genre d’embarras : les mots sont sélectionnés en fonction des types de voiles et des différentes pièces qui le composent. Les termes qui n’ont pas le statut de xénismes qu’ils peuvent avoir dans la presse française – ils ne signalent pas une étrangéité – sont insérés dans le discours conformément à une habitude commune à tous les journaux qui consiste à conserver dans le texte français les termes arabes référant à des réalités locales.
Le choix des mots, leur fréquence d’apparition dépendent de l’actualité et de la circulation de l’information entre Maghreb et France.
Ainsi, hidjeb et hidjabisée ont une haute fréquence dans la presse algérienne au moment de la naissance de l’islamisme politique (années 80-90) ; le mot tchador dominant dans les articles de la presse française consacrés à l’affaire de Creil (1989) est détrôné, en 1992, par hidjeb qui s’impose en référence à l’actualité algérienne (Petiot et Reboul-Touré). En contexte algérien hidjeb subit une évolution sémantique liée à l’évolution de la tenue elle-même : il désigne d’abord les deux pièces de tissu voilant corps et tête puis la pièce unique recouvrant la tête.
Très fréquent en France, foulard est faiblement utilisé par la presse algérienne et surtout en référence avec l’affaire du foulard (Créil). En fait, foulard dans le français algérien réfère plutôt à [m’herma], pièce maîtresse du costume traditionnel féminin.
Les mots niqab et niqabée tiennent, ces dernières semaines, une place de choix dans la presse tunisienne et dans les communiqués du syndicat universitaire qui relatent les troubles fomentés par les islamistes pour imposer ce qu’en France on appelle le voile intégral, dénomination utilisée, en contexte maghrébin, surtout en référence au contexte de la France.
Ces quelques exemples montrent comment les mots du voile – d’ailleurs singulièrement absents des textes de lois pris en France – circulent, s’échangent dans un dialogue décalé qui trahit un rapport toujours problématique à l’autre.
Cette réflexion doit beaucoup aux études suivantes :
SIBLOT Paul, 1992, « Ah ! Qu’en termes voilés ces choses là sont mises… », Mots, n°3, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
PETIOT Geneviève et Sandrine REBOU-TOURÉ, 2006, « Un emprunt autour duquel on glose, Mots, n°82, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.