Cuisine bourgeoise ou bouffer du bourgeois
On voit parfois en France, affichée sur certains restaurants ou indiquée dans certains guides gastronomiques, la mention cuisine bourgeoise. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la cuisine bourgeoise n’est pas une cuisine de bourgeois, à base de produits chers, langouste ou caviar, elle ne s’oppose pas à cuisine prolétaire ou à cuisine aristocratique. Il s’agit plutôt d’une cuisine familiale, d’une cuisine à l’ancienne, celle qui a été démodée par la nouvelle cuisine, plus légère, moins roborative. La cuisine bourgeoise est faite de daube, de bœuf bourguignon, de sauté de veau, voire de couscous qui, miracle de la diversité, est devenu l’un des plats préférés des Français. En bref, la cuisine bourgeoise serait plutôt, par une sorte de paradoxe sémantique, une cuisine populaire.
Je n’ai cependant pas l’intention de développer ici un regard sociologique sur la gastronomie. Si la cuisine bourgeoise me retient aujourd’hui, c’est pour le bourgeois qui a connu, aux USA puis au Québec, une curieuse évolution. Un bourgeois est à l’origine l’habitant d’un bourg, d’une ville, par opposition au paysan. C’est un citadin, et chaque fois que le nom d’une ville se termine par bourg, le nom de ses habitants se termine par bourgeois : Strasbourg et strasbourgeois par exemple, ou encore Hambourg et hambourgeois. Et nous y voici.
Il y a en effet à Hambourg un spécialité de sandwiches à la viande hachée, à l’origine de la viande de porc, qui a été introduite aux États-Unis par les migrants allemands, le hamburger ou hambourgeois. Jusqu’ici, je ne vous apprends pas grand chose. Mais les anglophones ont segmenté ce mot, entendant dans hamburger la racine ham, «jambon», et ils ont donc tout logiquement forgé, pour un sandwich au fromage, cheeseburger, un burger au fromage par opposition au burger au jambon. Car entre hamburger et cheeseburger il y a burger en commun, qui a perdu son sens d’origine, «bourgeois», pour devenir de façon générique un sandwich. La restauration rapide a donc très vite proposé à ses clients des «burgers» de toutes sortes. Il existe une chaîne américaine de restaurants nommée burger king, dont la traduction serait assez cocasse, une autre, en France, se nomme big & burger, bref le burger est devenu un plat parmi d’autres. Ici aussi, la traduction serait amusante et ressemblerait presque à un programme politique : bouffer du bourgeois!
Or les francophones canadiens, pour éviter les anglicismes, ont souvent traduit des expressions anglaises, sans se rendre compte qu’ils tombaient ainsi sous l’influence linguistique qu’ils voulaient éviter, sous forme de calques. Le hot dog est ainsi devenu un chien chaud, avec le risque de fâcher les ligues de défense des animaux, et le burger un bourgeois. On vous propose un peu partout des bourgeois au jambon et vous trouverez sur Internet la publicité d’un restaurant de Montréal, nommé L’estaminet, qui propose à sa carte des «bourg’oeufs», définis comme des «bourgeois avec œufs, bacon ou jambon». Bon appétit!
Louis-Jean Calvet