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Conjoncture

Posté le par admin

En 1986 le franc CFA, la monnaie de la plupart des pays africains francophones, fut dévalué, et le président de la République du Niger fit un discours sur la « conjoncture ». Lorsque la conjoncture est bonne, on ne l’évoque guère et, de façon générale, on n’en parle que lorsqu’elle est mauvaise. Justement le président annonça ce jour-là que tout allait mal et qu’il faudrait prendre des mesures.

Quelques jours plus tard, la société Braniger, productrice de la marque locale Bière Niger, diminua la capacité de sa bouteille, passant de 75 à 48 centilitres, sans que le prix n’en change, ce qui constituait évidemment une augmentation de fait : pour le même prix on avait un tiers de boisson en moins. Les consommateurs protestèrent, bien sûr, et les vendeurs ne purent que leur répondre avec fatalisme: « c’est la conjoncture », conjoncture qui avait en l’occurrence bon dos. Immédiatement, et avec un certain sens de l’à-propos, le peuple nigérien baptisa cette nouvelle bouteille bière conjoncture. Il y avait désormais sur le marché trois bières proposées aux consommateurs, la Castel et la Flag, produites par une même société, basée au Cameroun, mais diffusées dans toute l’Afrique, et la Braniger devenue Conjoncture, du moins dans les « maquis », les gargotes populaires. Dans un langage plus châtié, la conjoncture restait en effet la Bière Niger, le produit de Braniger. Cette coexistence entre deux appellations, Bière Niger et Conjoncture, n’a rien pour étonner les linguistes qui savent que les différences sociales peuvent générer de la variation phonétique, lexicale ou syntaxique : on ne parle pas de la même façon selon à qui l’on s’adresse et où se passe l’interaction. Ainsi, dans les restaurants ou les hôtels chics de Niamey on commandait et consommait de la Bière Niger et dans les quartiers populaires de la Conjoncture.

Au début du mois d’octobre de cette année, j’ai séjourné dans un hôtel quatre étoiles de Niamey et, consultant la carte du bar j’ai eu la surprise d’y trouver ceci : Bière Niger (Conjoncture).

Ainsi un sociolecte (conjoncture) s’opposant à la forme standard (bière Niger) s’était lentement hissé vers une sorte d’égalité, de reconnaissance, et il est prévisible qu’un jour on ne se souviendra plus de l’origine du terme conjoncture et que les étiquettes collées sur les bouteilles qui indiquent toujours « bière Niger » indiqueront « conjoncture ».

Ce phénomène n’est pas rare et je voudrais l’illustrer par un seul exemple dont les locuteurs français ne sont sans doute pas conscients. Le verbe amadouer , « flatter quelqu’un pour obtenir ce que l’on désire », «embobiner », « attendrir », relève plutôt aujourd’hui du vocabulaire recherché et appartient de toute façon au registre standard. Pourtant, à l’origine, il s’agissait d’un terme de métier, celui des mendiants, qui au xviie siècle, pour attendrir les badauds, se frottaient le visage avec de l’amadou, obtenant ainsi une couleur jaunâtre qui leur donnait l’air malade. Comment refuser une pièce à quelqu’un qui semble aux portes de la mort ? Dans cet argot de métier, le verbe amadouer désignait donc une technique de mendicité. Et lorsque l’on considère le chemin qu’il a parcouru, on se rend compte que l’avenir de certains sociolectes est de se frayer une place dans le lexique standard. La conjoncture fait aujourd’hui jeu égal avec la bière Niger sur les cartes des hôtels, et il se pourrait bien qu’elle s’impose un jour comme appellation unique. Il s’agit là d’une véritable leçon de choses.

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