Le couffin de la ménagère et les dates branchées
Dans notre précédente livraison, Dalila Morsly traitait de dégage, expliquant que le terme était perçu comme appartenant à l’arabe local, et qu’il y était d’ailleurs morphologiquement intégré (digage, ydigagi…). J’ai séjourné cet été en Tunisie et j’y ai sans cesse trouvé un écho de cette analyse. J’ai par vu sur un mur de Kairouan une affichette, souvenir d’il y a quelques mois, proclamant Dégaaaaaaaage!, avec huit a, comme pour insister sur la mise en valeur phonétique de l’injonction. Quelques jours plus tard, à Bizerte, je regardais trois gamines, trois sœurs, jouant dans une piscine et plaisantant entre elles en arabe tunisien. Les deux aînées étaient âgées d’une quinzaine d’années et la dernière de trois ans. Soudain la plus jeune lance aux deux aînées digaaage ! Vérification faite, elle ne parlait pas un mot de français : dégage est vraiment devenu un mot arabe, du moins au Maghreb.
Mais là n’est pas mon propos. Le 9 septembre 2011, en faisant sur Google une recherche concernant le mot couffin, on tombait sur près de deux millions de références qui pratiquement toutes renvoyaient au même sémantisme: panier en osier utilisé comme berceau. Ce sens domine largement en France, et a été popularisé en 1985 par le film de Coline Serreau, Trois hommes et un couffin, dans lequel le couffin n’était qu’un contenant: il s’agissait en fait de trois hommes et d’un bébé, le couffin étant une sorte de berceau portable. Le mot a été emprunté à l’arabe quffa, que l’on retrouve dans l’espagnol alcofa ou dans le provençal coufo, et qui vient du latin cophinus. Et alors?, direz-vous. Et alors ce mot a toujours signifié pour moi un panier, celui qu’on utilise pour aller faire ses courses au marché, et non pas un porte bébé ou un berceau: c’es l’unique sens qu’il avait dans la Tunisie de mon enfance. Je viens donc de passer quinze jours en Tunisie, en pleine période de ramadan, le premier après la «révolution», et pendant la fête, les affaires continuaient, nous pouvons même dire qu’elles s’accroissaient. En particulier le prix des œufs et du poulet, une des bases de l’alimentation, montait en flèche tandis que l’eau en bouteille manquait. La presse s’inquiétait, on évoquait la Libye, l’aide aux réfugiés, mais c’était en fait tout simplement la spéculation ramadanesque qui faisait monter les prix: encore une fois, les affaires continuaient… Et, chaque jour, dans l’un des quotidiens francophones du pays, on pouvait lire une rubrique spéciale consacrée au coût de la vie et intitulée Le couffin de la ménagère, bien sûr adaptation locale de l’expression française hexagonale panier de la ménagère.
Couffin, ramadanesque, les spécificités du français de Tunisie ne s’arrêtent pas là et la post révolution du jasmin a suscité l’apparition d’un grand nombre de néologismes pour désigner le régime déchu: le régime novembriste, le régime bénaliste, le passé RCDiste, tandis que les participants aux nombreux sit-in étaient baptisés des sit-inneurs.
Mais ce qui m’a le plus frappé est une étiquette dans un supermarché indiquant dattes branchées, pour des dattes qui n’étaient pas séparées les unes des autres, qui étaient donc présentées en branches. Expression amusante, lorsqu’on sait qu’en France branché signifie aujourd’hui «à la mode», et que l’on pourrait imaginer, si le verlan se répandait en Tunisie, des dattes chébran dans le couffin de la ménagère… Autre raison de sourire: on parle actuellement en France, dans les milieux de droite, de la nécessité de débrancher certains éventuels candidats à la candidature, afin de ne pas gêner Nicolas Sarkozy dans la perspectives de la prochaine élection présidentielle. Mais il s’agit là de date et non plus de dattes…
Louis-Jean Calvet