Fooding et bistronomie
Notre invitée du mois, Dalila Morsly, traite de ce qu’on appelle dans le Maghreb les « affaires de ramadhan », c’est-à-dire les cas de « briseurs de jeûne », comme on dit des briseurs de grève, et des créations néologiques que ces « affaires » génèrent. J’en profite, avec l’intention louable de donner une sorte d’homogénéité à cette livraison, pour vous parler de la guerre des mots qui se profile depuis quelques années derrière une sorte de guerre des cuisines, ou plutôt un conflit de légitimité gastronomique.
Le 16 novembre 2010 l’UNESCO inscrivait le « repas gastronomique français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. En général on classe ce qui est menacé, ce que l’on veut protéger, et cette distinction ne serait donc pas un très bon signe pour la gastronomie française. Il est vrai que la guérilla contre la cuisine française est lancée depuis longtemps. Offensive, contre-offensive, ce petit monde bouge sans cesse. Il y a déjà une quinzaine d’années que Ferran Adria, le chef du restaurant El Bulli, en Catalogne, est considéré par beaucoup comme le meilleur cuisinier du monde, ce qui a dû laisser un goût amer dans la bouche de certains chefs français.
Ce n’est cependant pas cette cuisine qui va me retenir, ni aucune autre d’ailleurs, mais les mots pour les dire, par exemple pour notre Catalan la cuisine moléculaire. Du côté de la contre-offensive française, après la nouvelle cuisine, qui voulait être à la cuisine ce que la nouvelle vague fut au cinéma (ce qui aurait été plutôt bien) ou ce que la nouvelle philosophie était à la philosophie (ce qui est moins reluisant) est venu le fooding. Parallèlement nous est proposé la bistronomie, la gastronomie des bistrots. Dans les deux cas, nous sommes peut-être dans la cuisine française mais loin de la langue française. Le premier néologisme emprunte en effet ses racines (food et feeling) à l’anglais tandis que le second est construit sur un mot russe (puisque bistro signifie dans cette langue « vite » et nous ramène à l’époque où les cosaques occupant Paris demandaient qu’on leur serve à boire le plus rapidement possible). Mais qu’importe, même si cette bistronomie, par le biais de son étymologie, pourrait s’apparenter au fastfood plutôt qu’à la cuisine traditionnelle.
À ce propos, un mouvement intitulé slow food a été créé en Italie en 1986, mouvement qui s’est répandu un peu partout dans le monde et prône l’écogastronomie. Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de s’opposer à la standardisation de la cuisine rapide et industrielle, de proposer une cuisine indigène, fondée sur les produits locaux, et d’aider du même coup les producteurs. Ces défenseurs du terroir pourraient donc s’appeler des terroiristes, mais, rassurez-vous, ils sont doux et calmes. Quant aux adeptes du fooding nous pourrions les baptiser foodingues, si ce mot n’était pas trop près de foldingue ou de dingue. Ajoutons à cela qu’il existe des amateurs de produits crus, défenseurs donc de la crusine.
Nouvelle cuisine, cuisine moléculaire, fooding, bistronomie, slow food, écogastronomie, terroiristes ou crusine, vous êtes perdus dans cette floraison de goûts et d’appellation ? Dîtes-vous simplement, pour vous y retrouver, qu’ils sont tous adversaire de la malbouffe ou du néfaste food. Et bon appétit.
Louis-Jean Calvet