Les sigles, cibles ludiques des Congolais
Les Congolais et notamment les Brazzavillois apprécient particulièrement le détournement des sigles, réinterprétant de façon ludique ou parodique les appellations des entreprises, des partis politiques, des maisons de commerce…
Déjà, quand nous étions enfants, nos aînés nous apprenaient que le mot AVION n’était qu’un sigle: Appareil Volant Imitant Oiseau Naturel. Et nous y croyions. Depuis lors, nous n’avons pas arrêté.
Ainsi l’Institut National de Recherche et d’Action Pédagogique (INRAP), chargé de concevoir les programmes de l’enseignement primaire et secondaire est-il devenu pour les Brazzavillois Institut National pour le Repos des Anciens Pédagogues, le lieu où les inspecteurs de l’enseignement primaire ou secondaire fatigués vont attendre tranquillement la retraite. Le supermarché Score, (devenu depuis Casino) fut transformé en Société Commerciale des Ordures Ramassées en Europe, les gens doutant probablement de la qualité des produits alimentaires qui y étaient vendus.
Les bières locales sont, comme nous allons le voir, l’une des principales cibles des détournements de sigles. PRIMUS (la plus ancienne bière du pays, considérée actuellement comme celle des vieux papas) est traduite par les jeunes: Papa Rentre Immédiatement à la Maison n’Use pas ta Santé. Autre interprétation: Prenez Raisonnablement et Intelligemment cette Mixture qui Use la Santé. Sous l’influence de l’actualité politique les trois labels de bière les plus populaires du Congo ont reçu une espèce de répartition géopolitique :
– PRIMUS est devenu: le Pool Refuse d’Intégrer le Mouvement pour l’Unité Socialiste. Pourquoi? Parce qu’au plus fort du socialisme scientifique et de la révolution marxiste-léniniste, deux tentatives de coup d’état eurent lieu, « orchestrés » par deux hommes politiques originaires du département du Pool.
– La bière KRONENBOURG est devenue: le Kouilou Rejoint l’Oligarchie Nouvelle Et Négocie avec la BOURGeoisie. Cette bière était à l’époque fabriquée uniquement à Pointe-Noire (département du Kouilou d’où est originaire la dame que le chef de l’Etat, président du Parti unique venait d’épouser). Et le congrès du parti venait de fustiger l’embourgeoisement des hauts cadres.
– Quant à la bière NGOK qui arriva sur le marché congolais au milieu des années 1980 elle fut rebaptisée le Nouveau Général Opprime les Kouyous. Ngok’ troncation de Ngoki (Caïman dans les langues du département de la Cuvette) a en effet pour logo un caïman de couleur jaune, avec 3 étoiles rouges. Or à la même époque, un capitaine nommé Anga, de l’ethnie kouyou, avait organisé une rébellion dans le département de la Cuvette, qui fut férocement réprimée alors que le chef de l’Etat et du parti unique venait d’accéder au grade de général (dont les galons portent 3 étoiles rouges).
La réputation des sapeurs, ces jeunes congolais, princes de la fringue, qui vouent un véritable culte à l’art de bien s’habiller (qu’ils appellent la sapologie), n’est plus à faire. Mais on sait moins que le mot SAPE a été interprété comme la Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Ce qui nous permet au passage de rencontrer un autre verbe typiquement congolais : ambiancer, au sens de faire la fête.
Les grands partis politiques ne sont pas épargnés. Dans les années 1970, au plus fort du marxisme, le Parti Congolais du Travail (PCT), parti unique, marxiste-léniniste, était traduit par la population: « Parti Congolais des Tueurs » ou « Parti des Coupeurs de Têtes », par allusion aux nombreuses victimes « réactionnaires » éliminés par la « révolution ». Le MCDDI (Mouvement Congolais pour la Démocratie et le Développement Intégral) fut pour sa part transformé en « Mouvement des Connards Décidés à Développer l’Intégrisme », tandis que l’ UDR (Union pour la Démocratie et la République) était converti en Union des Dormeurs à Réanimer; son leader était perçu par les militants des partis adverses comme trop mou, trop endormi, etc.
Bref, les Brazzavillois exercent à cœur joie cette fonction d’expression que Gobard appelle «techno-ludique»1, par laquelle la langue sert non plus à communier ou à communiquer, mais à jouer. Cependant le rire peut être jaune, lorsque par exemple le SIDA fut considéré par la jeunesse congolaise comme Syndrome Imaginaire pour Décourager les Amoureux.
Josué Ndamba
1. Gobard, Henri, L’Aliénation linguistique, Paris, Flammarion, 1976, p. 26.
Yunus Oladejo TIJANI
La reformulation de ces sigles tel que nous le relate l’auteur de cet article, témoigne de la créativite des Congolais aptes à livrer leur opinion et vision sur telle ou telle section de la population désignée par chacun de ces sigles.