Le regard des autres
Nous connaissons peut-être trop notre langue pour en discerner les rouages, voire les ambiguïtés, et un regard extérieur est souvent plus perspicace que le nôtre. Un bel exemple en est Vassili Alexakis, cet écrivain né à Athènes en 1943, arrivé en France à 17 ans, puis s’y installant à l’époque de la dictature des colonels, dont l’œuvre en français est pleine de petites remarques auxquelles un francophone natif n’aurait sans doute pas pensé. Ainsi dans Paris-Athènes (1989), il expliquait qu’au début de sa vie en France il entendait les mots empruntés au grec prothèse, aphorisme, ténia, en leur sens d’origine (respectivement « intention », « excommunication », « film ») et ajoutait : « si l’on m’avait parlé à cette époque d’une bonne prothèse ou d’un mauvais ténia j’aurais compris probablement qu’il s’agissait d’une intention louable et d’un film raté ».
Il est vrai que grâce à notre héritage gréco-latin nous disposons d’une sorte de boîte à outils néologique dans laquelle nous puisons intuitivement sans toujours nous en rendre compte, pour créer des mots venus du grec mais n’existant pas en grec, ou venus du latin mais n’existant pas en latin. Qui sait par exemple qu’entre supermarché et hypermarché il y a, si je puis dire, une alternance codique du latin vers le grec ? Vassili Alexakis fait une autre remarque à laquelle nous (je veux dire des francophones natifs) n’aurions sans doute pas pensé, expliquant qu’il n’aime pas le mot bagnole, peut-être parce qu’il lui rappelle le mot bougnoule…
Un autre regard sur le français nous est proposé par l’écrivain japonais Akira Mizubayashi dans Une langue venue d’ailleurs, (Gallimard 2011). Il explique être tombé amoureux de la musique du français et, comme c’est son père qui l’a dans son enfance initié à la musique, il considère notre langue comme sa « langue paternelle ». Mais son regard sur la langue nous apprend d’autres choses, par exemple pour ceux qui en douteraient que les rapports entre les langues sont toujours porteurs de phénomènes interculturels. Citant Nancy Huston, pour qui « L’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère naturel de la langue d’origine », il va souligner plusieurs cas dans lesquels les pratiques françaises et japonaises ne diffèrent pas seulement sur le plan linguistique mais aussi sur le plan culturel ou sociologique. Il est par exemple frappé, en France, par l’habitude de dire « Bonjour », ou « M’sieurs dames » à tout propos, en entrant dans un bistrot ou une boulangerie, tandis que dans son pays « un tel geste, potentiellement créateur de liens, serait perçu comme une violence inacceptable ou tout au moins comme une incongruité suspecte ». Et dans une interview à Libération (27 mars 2011) il ajoute « en France, les compartiments d’un métro disposent de sièges face à face, où les regards peuvent se croiser. Au Japon, ils sont nécessairement placés les uns après les autres, de manière à éviter un contact aussi déroutant ».
Notre invité du mois, Josué Ndamba, parlant d’une activité ludique fréquente au Congo consistant à détourner des sigles en leur donnant une autre signification, apporte également un regard extérieur sur la langue, qui constitue pour moi comme une revanche de l’oralité sur l’écriture. Ce n’est pas en lari ou en lingala que l’on crée des sigles, mais en français, et le regard (ou l’oreille) des autres joue ainsi sur les lettres qui les constituent là où nous oublions parfois d’où elles viennent.
Revenons pour finir à Alexakis qui semble finalement préférer les emprunts au grec qu’à l’anglais et, sans doute avec un sourire au coin des lèvres, propose de remplacer fast food par tachyphagie. Ce qui fait malicieusement écho à mon dernier billet qui concluait sur la malbouffe et le néfaste food.
Oullion Stéphanie
Au sujet de la langue française Mohammed Dib écrit :
« De toute façon cette langue me va comme un gant. De par son tempérament, s’entend de par sa disposition à dire plus, voir autre chose que ce qu’elle dit, au moyen de ce léger glissement des acceptions d’un même mot dont elle a le secret, et du clavier de sa syntaxe plus tempéré qu’on ne le croit. » (1998, p. 193, L’arbre à dires, Albin Michel, col. L’identité plurielle)