Boualem Sansal : « Les hoquets de la langue peuvent permettre de mesurer ceux de la réalité qu’elle tend à représenter. »

Posté le par le français dans le monde

En soutien à Boualem Sansal, nous partageons l’entretien qu’il a mené avec Yvan Amar dans le numéro 456 au sujet de la parution de son dernier ouvrage.
De quoi le français est-il le nom ? C’est avec cette interrogation qui utilise une formule intelligente mais rebattue que Boualem Sansal propose cette réflexion sur l’état actuel de la langue. Que pense-t-il de son propre usage du français, de l’usage général qui en est fait, de ses évolutions probables? S’en occupe-t-on assez et de la meilleure façon? Et inversement peut-on craindre qu’on se désole avec excès? L’auteur se préoccupe de toutes ces questions en les précisant, en les mettant en perspective, plutôt que de proposer des solutions toute faites.

 Propos recueillis par Yvan Amar

 « Être un mauvais Algérien en Algérie, c’est mal, avoir en plus la réputation en France la réputation d’être un Algérien sérieux, c’est pire que tout. » Boualem Sansal cette constatation figure en tête de votre nouveau livre. Qu’est-ce qu’un Algérien sérieux ? En êtes-vous un ?

Un Algérien sérieux (et il sourit, de ce sourire qui réfléchit…), c’est celui qui essaie de rassembler ses idées, de voir les choses telles qu’elles sont, telles qu’il pense qu’elles sont : une France chaotique, remuante, violente et déchirée : on tabasse, on vole, on viole, on égorge des profs…  Ce sont des faits divers, et ils ne se produisent pas tous les jours mais ils sont là. Les médias les montent en épingle et ils donnent à penser. Algérien, j’ai à la fois une certaine distance et une certaine proximité par rapport à ces situations de crise. « Un Algérien sérieux »… la formule est faite pour amuser et poser des questions ! Elle implique que j’utilise ce recul pour faire le point. Le fait que le français soit ma première langue, de parole, de pensée et d’écriture, me met dans une position à la fois délicate et bien centrée pour analyser la situation du français.

En quoi la langue est-elle au centre des désordres que vous mentionnez?
C’en est à la fois le signe et le thermomètre. Les hoquets de la langue peuvent permettre de mesurer ceux de la réalité qu’elle tend à représenter. On a déjà une hyperinflation du vocabulaire: on parle de génocide civilisationnel, de grand remplacement, et en face on a parfois l’insulte ou l’anathème faciles. Ces deux extrêmes sont à l’image des bords qui représentent les deux tendances caricaturales de la langue : le globish et le wesh-wesh! D’un côté une langue à la syntaxe impeccable, qui ronfle et se rengorge, avec des mots longs et savants, enfilés comme des perles sans qu’ils ne représentent rien de réel : une coquille vide sur laquelle on tapote pour que s’élève une berceuse tiède. De l’autre des mots, sans grammaire ou presque, juxtaposés et propulsés avec un accent qui se veut sauvage et rocailleux. Alors bien sûr, je caricature, mais le français ordinaire qui nous entoure a tendance à ricocher entre ces deux rives. Et tout cela, c’est de la parole ! Or la langue n’est pas que de la parole : c’est la magie des mots, des idées, des émotions.

Est-ce pour cela que vous dites que la langue est une longue histoire, qui commence avant l’apparition des hommes sur terre ?
Mais oui ! Elle permet que les cellules de vie se reconnaissent et se rassemblent. Se parlent! Et le Verbe est au Commencement, et à la Fin !

Vous évoquez l’idée de faire de français une cause nationale…?
L’idée n’est pas de moi mais pourquoi pas ? La loi de la langue est plus forte que celle du sol ou du sang ! Un peuple ne doit pas perdre sa langue, ne doit pas risquer de devenir un étranger dans son propre pays !

Pensez-vous qu’il y ait une déperdition des fonctions de la langue ?
Nous avons déjà perdu la « langue de la Pierre », celle que nous ont laissée les premiers hommes dans des constructions titanesques et énigmatiques, l’art pariétal de Lascaux, les menhirs, les Sphinx! Avec ces langues, les humains communiquaient avec les dieux. Aujourd’hui, à peine arrivons-nous à communiquer entre nous !

Est-ce que ça fait vaciller notre identité ?
J’en reviens à votre première question! Je suis né, d’origine berbère, dans une Algérie qu’on appelait le bled à l’époque de ma naissance. Me reconnaître pleinement dans la langue française, est-ce que ça fait de moi un bon Français, un mauvais Algérien, alors que j’ai du mal à me reconnaitre dans mon pays, alors ce que je lis ou que j’entends en France correspond de moins en moins à un « français certifié »? En tout cas je pense qu’il serait indispensable d’enseigner, en même temps que les règles du français, son histoire et son origine.

Elles ne sont pas assez connues ?
Non seulement cela, mais elles sont loin d’être faciles à comprendre, et obscurcies par tout un tas d’idées toute faites. Le français vient du latin, nous serine-t-on… ! L’affaire est-elle si évidente? La conquête de la Gaule par les Romains aurait-elle eu pour conséquence mécanique d’imposer la langue du vainqueur sur le vaincu? Les conquérants ont commencé par régner sur le pays sans vraiment s’y installer. Lentement, l’administration s’est déployée laissant progressivement des traces écrites dans ces contrées qui avaient vécu sans écriture. Mais, au départ, l’envahisseur n’est présent que dans les places-fortes et sur les voies de communication et la majeure partie de la Gaule reste à l’écart de cette colonisation par le haut, par les armes : Rome n’avait pas construit d’écoles. Il n’y a guère que dans le Maine, l’Anjou et le Béarn qu’on trouve des traces anciennes de latin. On comprendra mieux ce phénomène en le comparant à ce qui s’est passé en Algérie : après 132 ans de colonisation, le français n’était pas devenu la langue du peuple. De même, il est logique, même si on s’en étonne peu souvent que les grandes invasions aient laissé si peu de traces linguistiques : les Francs, les Goths, les Wisigoths, les Vandales ont laissé peu d’écume des langues franciques dont ils étaient porteurs. Quant à la lente créolisation du gallo-romain, elle a pris des siècles pour donner naissance au français mais aussi à toutes les langues régionales régulièrement parlées jusqu’au vingtième siècle en France. Et bien sûr, on trouve dans ce français d’aujourd’hui pas mal de grec, surtout dans le vocabulaire scientifique, et pas mal d’arabe, arrivé par strates à des époques différentes, à la suite des Croisades ou depuis l’Espagne musulmane via les savants andalous. Il est donc bien dommage que ce mystère historique et linguistique soit si peu présent dans l’enseignement français. Dommage aussi qu’on ne s’attarde pas plus sur le calembour qui fait du coq l’emblème de la France : Gallia, c’est la Gaule, gallus, le coq et semble-t-il, galla c’est le gland, fruit du chêne sacré sous lequel se réunissaient les Gaulois et leurs druides. Si l’on ajoute dans ce faitout disparate le souvenir du mot Galla qui signifie bravoure dans une langue celte, on a une bonne potion d’où ressortira cette figure symbolique !

Il faudrait donc enseigner l’histoire de la langue autant que la langue elle-même ?
Oui et enseigner en même temps que le français qui prévaut aujourd’hui a d’abord été la langue du centre de la France, au départ du domaine royal. Ça a été un instrument politique de première importance et les rois l’ont imposée comme langue officielle face au latin, et face à tous les idiomes présents sur le territoire y compris quand ils étaient très puissants. La langue d’Oc, le provençal, avec ses multiples variantes, son histoire, son écriture, sa culture littéraire et musicale était un sérieux concurrent ! Merci François Ier, merci Henri IV !

L’histoire ou même le roman de la langue n’est donc pas assez présent dans les esprits des écoliers ?Exactement! On se demande pourquoi on n’a pas pris exemple sur les Berbères qui ont inventé un ancêtre fabuleux, Mazigh, l’Homme libre ! De là, dérive la Tamazight, langue berbère d’origine, d’où découlent de nombreuses variantes dialectales.

Pour nous convaincre de tout ça vous utilisez une forme particulière: non pas un ouvrage savant mais un genre de pamphlet, comme une farce théorique…
Je pense que je serai plus convaincant et plus facilement lu ainsi.

Tous les chapitres n’ont pas le même style. L’un d’eux se présente sous forme de dialogue… une sermonication, dites-vous… Le mot est de vous?
Pas du tout! La sermonication existe. Et il s’agit, dans mon cas, d’inventer un personnage fictif, un jeune journaliste vif et naïf qui saura me poser les bonnes questions, et l’on discute… le français, parlons-en !

Boualem SANSAL Le français, parlons-en Éditions du Cerf

 

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