« Avec la francophonie, le travail des enseignants est moins facile mais plus passionnant »
Dans le contexte de crise actuelle liée à l’épidémie de coronavirus, votre revue met en ligne tous les jours à midi, depuis le 20 mars – journée de célébration de la francophonie –, un article du « Français dans le monde » en libre accès. Aujourd’hui, l’entretien avec Bernard CERQUIGLINI, linguiste, recteur honoraire de l’Agence universitaire de la Francophonie et ancien Délégué général à la langue française et aux langues de France. Un entretien à retrouver dans notre dossier consacré à « ENSEIGNER LES FRANCOPHONIES » du numéro 428 de mars-avril 2020. Bonne lecture (et bon courage) à toutes et tous !
Les différentes variétés du français de la francophonie représentent un défi pour les enseignants de français qui souhaitent les intégrer dans leurs cours. Retour sur cette mondialisation de la langue française, sa construction et ses enjeux avec le linguiste Bernard Cerquiglini. (Propos recueillis par Sébastien Langevin.)
En tant que linguiste, quel regard portez-vous sur la francophonie ?
Bernard Cerquiglini : Nous assistons au triomphe paradoxal de Rivarol ! En 1783, l’académie des sciences et des belles lettres de Berlin lance un concours de dissertations. Elle propose le sujet suivant : « Qu’est-ce qui a rendu le français universel ? » L’académie donne le prix au Français Antoine de Rivarol ainsi qu’à un Allemand du nom de Schwab, qui a produit une dissertation très sérieuse. Il explique que cette langue est devenue universelle parce que Louis XV a gagné des batailles, parce qu’il y a Voltaire et Rousseau… Mais tout le monde raconte en France que notre Rivarol a eu seul le prix. Lui explique cette langue est universelle parce que c’est la langue de la clarté, la langue de l’espèce humaine, c’est « la langue même », selon lui. Et au fond, les Français ont été rivaroliens pendant longtemps. Le rivarolisme, c’était le paradigme de la réflexion sur le français : les qualités intrinsèques de clarté, d’élégance, le purisme…
Pourquoi la francophonie serait-elle donc « le triomphe paradoxal de Rivarol » ?
Que voulait dire universel à l’époque ? D’une part, une universalité en Europe, et d’autre part dans les salons. En France même, qui parle le français en 1783 ? Les villes. Les campagnes parlaient les langues régionales. Et l’Europe des savants, des intellectuels : c’est un universalisme relatif. Le triomphe de Rivarol, c’est que désormais on peut dire que le français est vraiment universel. En France, tout le monde parle français. Et en Europe, il y a plus de gens qui parlent français qu’à l’époque de Rivarol. Et puis c’est surtout le cas dans le monde entier : l’Organisation internationale de la Francophonie dénombre 300 millions de locuteurs partout dans le monde. Cet idiome est mondial, et c’est une langue de commerce, de vie quotidienne, de culture, de travail… Antoine de Rivarol a été dépassé par son propre succès.
« L’OIF dénombre 300 millions de locuteurs partout dans le monde. On a une langue qui est mondiale, et c’est une langue de commerce, de vie quotidienne, de culture, de travail… Donc Rivarol a été dépassé par son propre succès. »
Le rapport à la norme parisienne a-t-il été modifié au fil du temps ?
Ni Rivarol ni l’académie de Berlin n’avaient imaginé que le français allait devenir une langue vivante et naturelle, dans le monde entier, et qu’elle développerait des variantes dans l’indifférence absolue à la norme parisienne. Or, c’est cela la force du français : sa vitalité et sa diversité. Tout le paradoxe, c’est que le français de France devient minoritaire. Il serait intéressant de savoir quand les Français sont devenus minoritaires en francophonie : sans doute au cours du XXe siècle. Les Français et les Belges, car il ne faut pas oublier que le berceau du français, selon moi, c’est la France du Nord et la Belgique du Sud. Les variétés française et belge sont dépassées par des variétés autres qui progressent, qui inventent des mots…
Cette diversité du français n’est-elle pas difficile à enseigner ?
Quel français enseigne-t-on ? Et à qui ? On enseigne à des jeunes gens qui ne vont pas aller seulement à Paris, et encore, dans les salons : à Belleville, on ne parle pas le français de l’Académie. Grâce aux grammairiens du XVIIe siècle, on a solidifié la langue française : il n’y a pas de grandes différences syntaxiques entre les variétés du français. On peut donc ouvrir l’enseignement à la variété. Et puis, il faut être cohérent : la francophonie, c’est la diversité. Comment pourrait-on vanter la diversité et n’enseigner que la norme parisienne ? Il faudrait des méthodes pédagogiques ouvertes à la variation, c’est un nouveau chantier. Mais grâce à Internet désormais, il est très facile de voir un film québécois ou africain sur son téléphone ! Avant, la francophonie, c’était de l’exotisme, au mieux. Maintenant, c’est la réalité.
« La langue est vivante, elle bouge. Le travail des enseignants est moins facile, mais plus passionnant. Moins facile car il faut enseigner les variétés, la règle est moins intangible. Mais plus passionnant car on peut faire écouter à des élèves des extraits de conversation québécoise ou congolaise »
Peut-on aller jusqu’à dire qu’il existe « des » langues françaises ?
Comme beaucoup de langues, le français existe en variétés. On peut difficilement parler « des langues françaises » car une langue se définit par un certain nombre de traits. Et quel que soit le français, qu’il soit québécois, belge ou dakarois, il a les mêmes traits qui le distinguent de l’italien, certainement la langue la plus proche. C’est une même langue, donc, mais avec des variétés, qui ont même dignité. Il faut enseigner que la langue dans sa réalité est faite d’une partie fixe, comme la syntaxe ou la morphologie verbale. Et puis elle est faite d’une partie variable, la phonétique – les accents, l’intonation –, le vocabulaire… La langue est vivante, elle bouge. Le travail des enseignants est moins facile, mais plus passionnant. Moins facile car il faut enseigner les variétés, la règle est moins intangible. Mais plus passionnant car on peut faire écouter à des élèves des extraits de conversation québécoise ou congolaise par exemple.
Concernant le lexique, comment appréhender les néologismes francophones qui sont légion ?
On n’invente pas de mots n’importe comment : en fait, il y a une néologie francophone très dynamique qui respecte les règles de la néologie. Par exemple, la conjugaison des verbes du premier groupe, en « -er » produit naturellement de très nombreux verbes, alors que la norme française utilise des périphrases. Par exemple, en Suisse : « agender un rendez-vous », pour « inscrire dans un agenda ». Et même « agender une réunion », ou « réagender une réunion ». En Afrique, « siester » pour « faire la sieste », « gréver » pour « faire la grève »…. C’est ce que j’appelle les francophonismes universels, c’est-à-dire que l’on comprend avec les règles du français ce que chaque francophone a en tête. C’est l’inverse des régionalismes, incompréhensibles pour qui ne les connait pas. C’est à la fois du stable et du variant. Du variant, car le mot n’existait pas, et du stable car nous avons tous les mécanismes linguistiques pour comprendre. Parler une langue, c’est aussi comprendre comment on forme de nouveaux mots. C’est l’une des vitalités du français. Il existe des francophonismes universels virtuels.
« Nous avons l’intention de montrer les différentes variétés du français, et c’est possible avec un outil numérique. (…) l’idée première est donc de faire un wiki collaboratif le plus large possible : nous avons tellement été puristes… »
Vous conseillez le Dictionnaire des francophones : quel est le but de ce nouvel outil de référence ?
Le président français Emmanuel Macron a beaucoup insisté sur le monde francophone lors de son discours du 20 mars 2018. Il a une formule qui ressemble à du Édouard Glissant : « Le français s’est au fond émancipé de la France. Il est devenu cette langue-monde, cette langue-archipel. » Réflexe français, il a commandé un dictionnaire. On m’a demandé de constituer le comité scientifique et de le présider. Ce sera un dictionnaire en ligne et donc évolutif. Il a deux caractères principaux : d’une part, il sera cumulatif pour reprendre ce qui existe déjà, et surtout il mettra toutes les variétés du français sur un pied d’égalité. Il y aura des bases françaises, belges, africaines, québécoises, dès son lancement. Et troisième chose, ce sera un dictionnaire collaboratif. Chacun avec son téléphone pourra entrer des mots qu’il aime, qui ne se pratiquent que dans son environnement. Le mot d’ordre sera : « Rentrez vos mots ! » Nous avons l’intention de montrer les différentes variétés du français, et c’est possible avec un outil numérique. Dans un premier temps, il s’agit de rassembler le plus de vocabulaire possible. Ensuite, il nous faudra tout de même filtrer toutes ces données, avec des experts. Mais l’idée première est de faire un wiki collaboratif le plus large possible : nous avons tellement été puristes…
Fati Miri
Vive le Wiki collaboratif !! C’est extraordinaire comme idee!