"Mouche normal"
Dans le quotidien tunisien La Presse du 18 avril 2012 j’ai trouvé une caricature du dessinateur Lotfi (Lotfi Ben Sassi) sur laquelle on lisait un texte, « une élue d’ennahda traite les journalistes de mouches » et, dessous, un petit personnage qui commentait : « mouche normal ! ». Un lecteur français aurait dû sursauter : qu’une mouche soit normale ou anormale, elle devrait l’être au féminin et en outre, ici, au pluriel puisque l’élue d’ennahda avait traité les journalistes de mouches : mouches normales donc aurait été la forme attendue. Mais le même lecteur français se serait sans doute demandé quel était le rapport entre ces deux textes. Des journalistes traités de mouches, bon, ce n’est pas très gentil, mais que signifiait le commentaire « mouche normal » ?
Un lecteur tunisien, en revanche, sourira devant le même commentaire: en arabe local, mouche est en effet la forme de négation et mouche normal signifie donc « ce n’est pas normal ». Il n’est pas normal de traiter les journalistes de mouches. Nous avons là un exemple de mélange de codes, une forme arabe, mouche, suivie d’un adjectif français, normal, ce mélange étant malicieusement utilisé par le dessinateur Lotfi jouant sur l’homophonie mouche (négation en arabe tunisien) / mouche (insecte à deux ailes, diptère).
Mais les choses ne sont pas si simples. Dans le langage des jeunes Tunisiens, en effet, la forme mouche normal, « pas normal », a pris depuis quelques mois, par euphémisme ou par litote, un sens mélioratif, signifiant en gros « pas banal », « super », « vachement bien », constituant. « Cette fille est mouche normale » ne signifie donc ni que la fille ressemble à une mouche ni qu’elle n’est pas normale mais « cette fille est très belle » ou « cette fille est attirante ».
Si nous revenons maintenant au dessin de Lotfi, nous voyons que les deux mots apparaissant dans la bulle se prêtent à trois nivaux d’interprétation. À un premier niveau, la forme mouche normal est un peu énigmatique pour un locuteur francophone non tunisien qui la jugera agrammaticale et dénuée de sens. À un second niveau, pour un tunisien moyen ne connaissant pas le langage des jeunes, elle est claire (il n’est pas normal de traiter les journalistes de mouches) et elle prête à sourire puisqu’elle joue sur deux langues. À un troisième niveau enfin, pour un jeune Tunisien branché, elle fera doublement rire puisqu’elle a justement deux sens potentiels, « ce n’est pas normal » et « c’est vachement bien ».
Vous vous y perdez ? Relisez, vous verrez que c’est relativement simple. Mais, quoi qu’il en soit, ce type d’enchâssement n’est pas fréquent et nous dirons qu’il est à la fois mouche normal et mouche normal.