Avoir la bouche et une dent
Par Louis-Jean Calvet
En me déplaçant fin mars dans les rues de Pointe-Noire, au Congo, j’ai eu l’étrange impression d’y avoir semé et d’y retrouver des tas d’enfants illégitimes, alors que je n’y avais jamais mis les pieds : des jeunes, mendiants ou vendeurs à la sauvette, m’interpellaient tous d’un papa ! sonore. En fait, comme ailleurs en Afrique tonton, le terme désigne ici toute personne de sexe masculin ayant le même âge que le père de celui qui parle. Ouf ! J’ai échappé à une kyrielle de procès en paternité…
Les deux Congo, celui dont la capitale est Brazzaville et celui dont la capitale est Kinshasa, ont d’ailleurs largement alimenté le lexique du français d’Afrique et l’on retrouve un peu partout le fameux cadavéré du chanteur Zao ou ces bureaux, premier bureau, deuxième bureau, qui ne désignent pas vraiment un lieu de travail mais la première maîtresse, la deuxième maîtresse. Tout cela, cependant, est un peu anecdotique, et ces néologismes témoignent de régularités plus intéressantes. Ainsi les verbes inventés sur place sont-ils systématiquement du premier groupe, en –er, en conformité avec ce qui se passe dans le français hexagonal. Mais il y a plus.
J’étais là pour donner des conférences lors de la semaine de la francophonie, et j’y ai aussi entendu Jean-Alexis Mfoutou parlant des interférences entre la langue officielle et les langues bantoues locales. J’en retiens un exemple, celui des parties du corps. Nous avons une tête, un nez, une bouche, un menton, etc., mais des yeux, des oreilles, des dents, des mains, des doigts, des pieds, etc. Or cette différence entre le singulier et le pluriel (et souvent le duel) a généré au Congo des formules très particulières. Dire de quelqu’un qu’il a deux yeux, deux oreilles, des doigts ou des dents relève d’une évidence, d’une tautologie : tout le monde en a, sauf quelques infirmes. En revanche, dire qu’il a un doigt, formule étrange en français standard, signifie qu’il a quelque chose de particulier, par exemple un doigt malade ou blessé. Il a un pied pourra donc signifier qu’il boite, qu’il a une entorse, il a un œil qu’il a un problème oculaire, il a une dent qu’il a une carie ou une névralgie dentaires, etc… C’est ici l’opposition pluriel (la normalité) / singulier (l’anormalité) qui fonctionne sur le modèle de langues comme le lingala ou le kituba.
Quant aux organes dont nous n’avons qu’un exemplaire, comme la tête, la bouche, le nez, ils entrent dans une opposition indéterminé / déterminé. Ici encore, dire de quelqu’un qu’il a un nez, ou une tête, relève de la tautologie. Mais dire ma cousine, elle a la tête est autre chose et signifie qu’elle a une tête particulière, par exemple qu’elle est très intelligente. Dire qu’elle a la bouche voudra dire qu’elle est particulièrement bavarde ou médisante.
On voit donc ce qui se passe : pensant dans leur langue maternelle les locuteurs traduisent en français leurs habitudes linguistiques. Ils importent des effets de sens qui jouent sur l’opposition entre le pluriel et le singulier, ou entre l’indéterminé et le déterminé, c’est-à-dire dans les deux cas entre le générique (avoir comme tout le monde deux yeux ou une bouche) et le spécifique (avoir un doigt ou le nez).
Quoi qu’il en soit, je ne vous souhaite pas d’avoir une dent, ou qu’on vous considère comme ayant la bouche…
1.- L’auteur de La langue française au Congo-Brazzaville, Paris, L’Harmattan, 2007