Non- et dé- jeûneurs
Depuis plusieurs années, les journaux algériens font leur une avec des affaires de ramadhan qui se produisent dans différentes villes du pays. Des affaires de ramadhan sont aussi signalées dans la presse tunisienne et dans la presse marocaine.
Il s’agit de citoyens et citoyennes pris en flagrant délit de non observance du jeûne pendant le « mois sacré » – c’est la formule consacrée – c’est-à-dire en flagrant délit de prendre un repas ou une boisson en dehors des heures fixées officiellement pour la rupture du jeûne. Or, le jeûne est pour le musulman croyant, une des cinq obligations religieuses. Casser ou manger (le) ramadhan comme on dit en français du Maghreb en calquant l’arabe et en réalisant, comme en arabe, une transformation métonymique – le mot ramadhan qui désigne littéralement le neuvième mois de l’année durant lequel le Prophète Mohammed a reçu la révélation, finit par signifier « jeûne » – constitue, donc, un sacrilège.
D’autres termes sont forgés à partir du calque de l’arabe. Il s’agit de casseurs de jeûne, de casseurs de ramadhan ou de mangeurs (Cf. ci-dessus). L’arabe utilise le verbe kassara « casser » pour dire de quelqu’un qu’il a rompu le jeûne. Mais c’est autour du verbe fatara1 ou akala (arabe standard) /ftar ou kla (arabe dialectal) qu’il y a le plus de créativité lexicale ludique. La presse arabophone a désigné les non jeûneurs et les déjeuneurs par les termes : mufatirin ramadhan ou oukalin ramadhan « mangeurs de ramadhan ». Un groupe de non jeûneurs s’est formé au Maroc : maghariba min ajl al-haq fi : ifta : r ramadhan , ce qui peut être littéralement traduit : « Marocains pour le droit de manger le ramadhan (le droit de ne pas jeûner) ». Ce groupe définit ainsi ses objectifs : « Ce groupe n’appelle pas au non jeûne du ramadhan mais défend les dé-jeûneurs , comme faisant partie de la société marocaine ayant le droit d’exercer leur liberté de ne pas observer le jeûne » et adopte la devise suivante : « ouka : l ramadhan ; sa : im ramadhan ; kuluna maghariba » soit : « mangeur de ramadhan ; jeûneur de ramadhan ; nous sommes tous Marocains ».
Les dénominations jouent, par ailleurs, sur la polysémie. Cela est particulièrement vrai pour le verbe en dialectal : kla « il a mangé »/jakoul « il mange » peut signifier :
– « manger une nourriture »
– « être corrompu » (cf. le français manger à tous les rateliers)
– « vaincre sévèrement quelqu’un », n’en « faire qu’une bouchée de pain ».
L’occasion de jouer sur le calque de l’arabe et sur la polysémie était trop belle pour les journalistes, billettistes et caricaturistes.
Ali Dilem, célèbre caricaturiste algérien, présente dans le quotidien algérien Liberté une caricature où l’on peut lire un titre-légende annonçant l’information du jour : « Un non-jeûneur condamné à 2 ans de prison ». Le dessin montre deux Algériens qui lisent le journal et commentent la nouvelle. Le premier : « Tiens ! … Il y a un article sur les mangeurs ! » ; le second : « Les juges ou les non-jeûneurs ? ». On voit que la distinction établie entre juges, régulièrement dénoncés dans la presse comme malhonnêtes, serviles vis-à-vis du pouvoir etc., et les non-jeûneurs favorise pour mangeur le sens « corrompu ». Les mangeurs ne sont, donc, pas exactement ceux que l’on désigne comme tels !
On citera aussi le billet rédigé par Kamel Daoud qui tient une rubrique quotidienne intitulée Raïna Raïkoum – que l’on peut traduire : « notre opinion est la vôtre » ou encore « notre volonté est la vôtre » ce qui rend mieux les implicites politiques contenus dans la formule – dans Le Quotiden d’Oran. K. Daoud s’étonne de ces procès que l’on intente aux non jeûneurs car, dit-il, l’Algérie est, par excellence, le pays de la « dévoration » . Il décrit le pays comme « Un repas pour tous, servi après l’indépendance mais mal servi » ; un pays où l’on « mange avec tout » ; où « Quand un Algérien est vaincu, on dit “ils l’ont mangé”. Quand il recourt à la corruption, on dit “il a fait manger”.
Il n’est pas étonnant que dans ce pays de dévoration « La justice s’occupe de condamner les déjeûneurs que la police s’occupe à pourchasser et les citoyens à persécuter » (K. Daoud).
Dalila Morsly
1. On rappellera que pour donner la forme d’un verbe (l’infinitif en quelque sorte), on donne, en arabe, le verbe au passé (accompli) et à la 3e personne.
souad
J’ajouterai que dans les années 80 on disait des casseurs de ramadan qu’ils « youkhret » pour remplacer « manger ». Or, « youkhret » en dialecte algérien signifie mentir, divaguer.